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Revêtus de leurs plus beaux atours, les kumquats ne manquent pas de pot. |
Photo : CTV/CVN |
Je suis né au bord du fleuve Rouge, dans ce quartier de Tu Liên, arrondissement de Tây Hô, à Hanoï, qui garde jalousement la tradition des jardins maraîchers et des plantations de mes semblables. Comme tout kumquat, j’étais destiné à pousser et grandir pour figurer à la place d’honneur dans le salon d’une famille, à l’occasion de la fête du Têt traditionnel (appelé Têt Nguyên Ðán) des Vietnamiens. Petit dernier d’une famille nombreuse de plusieurs centaines de plants, je suis sorti de terre dans une pépinière, entouré de près par tous mes frères et sœurs, aussi serrés que des sardines dans une boîte.
Coups du sort
Un jour, nous vîmes les bipèdes s’activer dans le champ de terre noire qui bordait notre pépinière. Tout au long du jour, ils creusaient de grands trous, en lignes impeccables, au fond desquels ils déversaient des litres d’eau mêlés à une poudre bleuâtre. Je ne savais pas encore qu’il s’agissait de ce qui allait être notre pitance bihebdomadaire pour les mois à venir. À peine nos humains eurent-ils terminé leurs travaux de puisatiers qu’ils vinrent nous déraciner pour mieux nous enraciner.
C’est ainsi que je me suis retrouvé à la fin d’une ligne de 20 de mes semblables, mais à la mauvaise extrémité. En effet, alors que le premier bénéficiait d’une vue imprenable sur le fleuve Rouge, profitant de l’air pur qui s’engouffrait dans le bras secondaire du vénérable cours d’eau, j’étais exposé à la pollution des pots d’échappement des nombreux véhicules qui circulaient sur la route riveraine. Alors que mes condisciples de ligne déployaient des belles branches aux feuilles bien grasses, moi, je restais chétif, étirant péniblement quelques branches à peine fournies.
J’avais beau faire pomper de toute la force de mes racines eau et minéraux que la glèbe nourricière me fournissait, et même absorber quelques produits dopants auxquels nos soigneurs pourvoyaient sans scrupule, rien n’y faisait. Ils prospéraient, je végétais. Et, comme pour un végétal, végéter c’est très mauvais, quand vint l’heure de la taille, je crus ma dernière heure arrivée. La taille est à la fois une torture et un délice pour les kumquats. Une torture, car ce n’est jamais très agréable de se faire amputer de quelques branches ou de quelques centimètres par-ci par-là. Un délice, car c’est de la taille que nous tirons notre beauté et notre force. En dôme, en cône, en pyramide, en spirale, nous prenons forme pour quitter notre statut de vulgaires arbres à fruits et devenir LE kumquat, celui qui symbolise le Têt Nguyên Ðán et qui se doit de figurer dans chaque foyer.
Lors de la première séance de taille, je voyais les sécateurs sculpter à grands coups habiles et claquants les futures formes de mes frères et sœurs. En arrivant à moi, les sécateurs se sont tus, et j’ai senti le regard scrutateur de notre seigneur et maître. Dans ce regard, il y avait ma vie qui se jouait : allais-je, à mon tour, finir en engrais ou aurais-je droit au statut d’arbre du Têt. Après quelques instants, la sentence est tombée : “On le garde comme ça. Inutile de le tailler, on pourra le vendre comme plante d’ornement au marché aux fleurs de l’avenue Âu Co !”.
J’avais survécu, mais si mes extrémités frémissaient de soulagement, il n’y en avait pas moins de honte. Ainsi, j’étais destiné à n’être qu’une simple plante d’ornement, une espèce d’avorton d’arbuste, juste bon à être en pot sur une commode ! Si la Nature m’en avait donné la possibilité, j’en aurais pleuré de rage.
Belle destinée
En raison du climat particulièrement doux, nombre de kumquats des jardins de Tu Liên (Hanoï) sont mûrs. |
Photo : Nhât Anh/VNA/CVN |
Les jours se suivaient et je continuais à subir le poids de la différence. Les premières fleurs émaillèrent de perles blanches le vert profond du feuillage de mes voisins, et déployèrent leurs pétales au soleil d’automne, comme autant d’étoiles immaculées, promesses de fruits généreux. Tous les promeneurs béaient d’admiration devant la splendeur de ces kumquats qui commençaient à se parer pour être digne de la prochaine fête du Têt. Déjà, certains de mes congénères faisaient l’objet d’âpres discussions entre notre propriétaire et d’éventuels acheteurs. Quant à moi, personne ne faisait attention à l’espèce de nabot que j’étais. Personne, jusqu’au jour où…
Je me rappelle, c’était un matin où soleil et brume avaient décidé de s’affronter pour savoir qui des deux règnerait sur la journée. Dans les dernières écharpes de brouillard qui s’effilochaient devant la vigueur solaire, j’ai entendu des pas précipités et une petite voix qui disait : “Papa oi ! On va voir les arbres…”. Et, brusquement, derrière la clôture, a surgi le visage tout rond d’une petite fille, aux cheveux tout juste un peu plus clairs que ceux des autres petites filles qui accompagnaient leurs parents. Contrairement aux autres, la petite fille s’est arrêtée devant moi. Elle s’est accroupie pour me regarder, ses petites mains cramponnées à la clôture. Ses yeux ne me quittaient pas, moi, le tout-petit, la demi-portion, et j’ai senti comme une vague de compassion qui faisait vibrer mon tronc.
“Papa oi ! Con muôn cây này !” (Papa ! Je veux cet arbuste !). Moi, le sans-fleurs, le sans-fruits, j’avais été choisi par une petite fille qui aurait pu avoir le plus beau kumquat des jardins environnants. Je n’en revenais pas. Le père s’est accroupi à son tour et, en me regardant avec un air amusé, il me dît : “Bon, mon vieux, ma fille t’a choisi, alors on te prend. Mais essaie quand même de nous faire un fruit ou deux avant le Têt, sinon on aura l’air un peu ridicule, toi et nous ! Je compte sur toi !”.
Un contrat était passé. Je ne sais si la fierté d’avoir été remarqué, si l’espérance nouvelle d’être un arbre du Têt, ou simplement la tranquille confiance que le Tây (Occidental) me faisait y ont été pour quelque chose, mais en l’espace de quelques semaines, mon feuillage s’est orné de belles fleurs blanches, qui ont laissé place à des fruits somptueux, d’un orange vif, marques éclatantes de mon honneur retrouvé. Petit je restais, mais j’étais devenu plus rond, plus fort, semblable à une mappemonde végétale. Cinq jours avant le Têt, la petite fille est revenue, sautant de joie et tapant des mains.
Pendant les jours du Têt 2018, je trône dans la salle à manger. Mais ce qui me rend le plus fier, c’est que la petite fille est venue devant moi et qu’elle m’a dit : “Tu sais, je vais prendre un de tes fruits et mon papa il va planter un pépin dans un pot pour faire pousser un autre arbre !”. Je vais être papa et maman.
Gérard Bonnafont/CVN