Perdre la boule pour un ballon

La Terre est un village qui s’enthousiasme dès que le stade se remplit. Au Vietnam comme ailleurs, et même peut-être plus encore. Pour preuve, un événement récent.

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L'Ouzbékistan a gagné le Championnat d’Asie de football des moins de 23 ans (U23) 2018, alors que le Vietnam a terminé à la 2e place.
Photo : Quang Quyêt/VNA/CVN

Il y a ceux qui connaissent par cœur le nom et le palmarès de tous les joueurs de football de la planète, le classement de toutes les équipes, les dates de tous les championnats. Et il y a ceux qui sont totalement étrangers à cette culture du jeu avec les pieds et changent de chaîne dès que, sur l’écran de leur téléviseur, s’affichent des types en short qui courent derrière un ballon et des spectateurs déchaînés qui hurlent dans les tribunes. J’appartiens à cette deuxième famille, ce qui me permet d’économiser mes cordes vocales et mes battements cardiaques. J’ai bien conscience cependant de vivre dans un monde parallèle lors des grands événements dont le ballon rond est la vedette. Et pour prendre mon mal en patience, j’ai décidé depuis longtemps d’avoir le regard d’un entomologiste sur l’attitude de mes semblables pendant ces moments où le cerveau cortical cède la place au limbique, voire au reptilien.

Ballon d’essai

Le samedi 27 janvier 2018, c’est la finale de la Coupe d’Asie de football masculin des moins de 23 ans (U23 Asian Cup). Le Vietnam est en finale, contre l’Ouzbékistan. Toutes les conditions sont réunies pour que le pays contracte une fièvre footballistique carabinée. À l’heure où je commence cette tranche de vie, le match n’est pas encore commencé. Et pourtant, les premiers symptômes apparaissent. D’immenses écrans se sont dépliés sur les places des grandes villes, agissant comme des aimants géants pour des milliers de personnes qui s’agglutinent à leur pied. Les cafés font tables pleines, clients les yeux rivés sur des téléviseurs panoramiques. Au guidon, au volant, les conducteurs ont le nez collé sur l’écran de leur téléphone : fait pas bon tenter de traverser la rue en ce moment. Dans les chaumières, la famille est réunie autour du petit écran. Même le dernier-né se doit de partager l’épidémie.

Des supporteurs vietnamiens dans la rue avec le drapeau national rouge à étoile jaune.
Photo : Quang Quyêt/VNA/CVN

Plus rien ne compte, le temps semble suspendu. Attaché au rétroviseur, accroché en cape, déployé devant les maisons, le drapeau vietnamien flotte au vent, claquant d’impatience de pouvoir frémir d’aise à chaque but de l’équipe nationale. Équipe qui, pour l’heure, se prépare à l’exploit tant attendu sur un terrain enneigé, là-bas à Changzou (Chine). En même temps que s’ouvrent les premières bières, le coup d’envoi est sifflé. Inutile d’assister au spectacle, je pourrai en suivre les péripéties en fonction du volume sonore des haut-parleurs d’un café qui se trouve à 100 m de chez moi, et par les trépignements des voisins du dessus. Enfermé dans mon bureau, je trouve étonnant le calme qui règne après une demi-heure de jeu.

C’est de bon ou mauvais augure, selon ! De bon augure pour ma quiétude vespérale, de mauvaise augure pour ceux qui foulent la pelouse d’un stade, scrutés par des millions de regards inquiets. Effectivement, j’apprendrai plus tard que c’est l’équipe adverse qui a pris l’avantage, presque au début. De quoi faire descendre la température.

Ballon d’oxygène

À chercher les mots pour vous décrire mon état de plénitude, j’avais totalement oublié qu’un cours du jeu, ça change ! Ce sont les vibrations annonciatrices d’un enthousiasme démesuré qui me ramènent à la réalité. Le lustre se lance dans une danse de Saint-Guy, frénétique, des esquilles de plâtre tombent sur mon clavier, le portrait de grand-mère quitte son crochet mural pour s’écraser sur le plancher. Je dois m’accrocher au bureau pour conserver mon équilibre en espérant que l’immeuble respecte les règles antisismiques. Non contents de sauter de joie à bonds redoublés, mes "sur-locataires" poussent des mugissements à faire s’effeuiller de frayeur les kumquats du quartier. Inutile d’être grand clerc pour comprendre que l’équipe vietnamienne vient de marquer un but.

Pour la joie des Vietnamiens, je souhaite que ce soit le début d’une belle série, mais pour ma survie et celle de tous les occupants de l’immeuble, j’appréhende le suivant. J’en suis même à envisager la possibilité de m’expatrier au milieu du lac de l’Ouest, jusqu’à la fin du match. Encore que je ne sois pas certain qu’un tsunami lacustre ne puisse se produire à la prochaine exultation collective. Prêt à bondir sous mon bureau, je continue à écrire ces lignes, sans certitude que cette tranche de vie ne s’achève.

Un triomphe à la romaine pour le retour au pays !
Photo : Quang Quyêt/VNA/CVN

Voilà près de deux heures que le Vietnam retient son souffle. C’est un but de dernière minute qui libère ce souffle, non en hurlements de victoire, mais en une bouffée de déception. Je n’ai pas eu besoin de sortir de ma bulle pour comprendre. Le silence qui s’est abattu autour de moi est suffisamment édifiant. Si l’équipe vietnamienne avait gagné, ça aurait été l’apocalypse sonore. Tout ce que le pays compte de moyens pour provoquer du bruit aurait été mis à contribution : cordes vocales, tambours, klaxons, trompes, sirènes d’alertes peut-être. Les maillots rouges floqués d’une étoile jaune auraient envahi les rues, places, boulevards, jusqu’à la moindre ruelle. Ça aurait été la fête jusqu’à la fin de la nuit…

Mais là, la grande artère qui passe sous mes fenêtres est étrangement calme, presque déserte. Les rares véhicules qui passent, drapeau au vent, semblent chercher un refuge pour cacher leur tristesse. Je craignais un volcan de joie, j’assiste à une triste soirée d’hiver. Mais, c’est sans compter sur l’extraordinaire résilience du Vietnamien. Nous avons perdu, mais nous avons mieux joué. Donc, nous avons moralement gagné, et nos footballeurs sont des héros. Le raz-de-marée de la liesse populaire aura lieu le lendemain pour un triomphe digne des empereurs romains. À ce moment-là, je serai réfugié dans un grand palace de la capitale, à refaire le monde avec des amis journalistes de passage. Dans le salon feutré qui nous accueillera, nous serons loin de ce monde extraordinaire où un ballon rond devient le graal, loin de la phlébite vicinale qui asphyxiera Hanoï de bonheur.

C’est en voulant prendre un taxi et au temps d’attente qui me sera imposé que je prendrai la mesure de l’amour du football dans le pays du badminton et du viêt vo dao (art martial vietnamien).


Gérard Bonnafont/CVN

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