«Grillon» a 70 ans

Huu Ngoc a eu une rencontre avec l’écrivain Tô Hoài, auteur de Les aventures de Grillon. Cette œuvre célèbre est un livre plein d’optimisme et de foi en l’homme écrit par un jeune Tô Hoài utopique, assoiffé de justice et de fraternité universelle.

Un croquis de l’écrivain Tô Hoài par le pinceau de Nguyên Huu Khoa.

Le livre Les Aventures de Grillon de Tô Hoài a été traduit en français, russe, roumain, japonais, polonais, mongol, hindou birman. Ci-dessous, un épisode du livre, traduit par notre feu ami Georges Boudarel (publié par Le Vietnam en Marche, juin 1962) :

Le Triomphe de Grillon

(Suite du numéro 42)

Le héraut s’adressa alors à la foule avec un porte-voix :

-Taupe-Grillon a battu Ronge-Bois. Qui relève le gant ?

Une grosse voix répondit : «Moi !» et l’énorme orthoptère vert qui venait l’instant d’avant de me chercher des histoires sautait sur le tapis. De toute évidence, l’affaire risquait de mal tourner pour mon copain. Taupe-Grillon, visiblement épuisé, devait perdre à coup sûr. Et puis d’ailleurs, la seule vue de cette espèce d’animal arrogant me rappela ce qui venait de m’arriver.

Mon sang ne fit qu’un tour.

Je sautai également sur le tapis en criant :

- Si tu te rappelles ton défi de tout à l’heure, commence d’abord par te mesurer avec moi.

Il recula pour mieux m’observer puis hocha la tête :

- ça va ! D’accord ! D’accord !

Et je ne saurais dire tout ce qu’il y avait de condescendant dans ses paroles et dans toute son attitude. La coutume veut que les deux champions, avant d’en venir aux mains, fassent d’abord une petite exhibition de leur savoir-faire, en frappant dans le vide. L’énorme orthoptère se mit en garde, décrivit un double moulinet avec ses deux épées et sautilla sur place en esquissant des entrechats assez agréables, ma foi.

Quand vint mon tour, j’avais bien autre chose en tête que toutes ces simagrées. Je me mis en garde, les pinces grandes ouvertes et je les fis claquer à coups secs et à toute vitesse. Quand on passa à l’action, l’énorme orthoptère eut d’abord l’avantage. Comme il était beaucoup plus grand que moi, il m’asséna une série de coups sur la tête avec ses deux épées à la fois. Mais j’ai le crâne en bois de fer et cela ne me fit pratiquement rien.

Qui veut entrer en lice ?

Comme je suis plutôt trapu, je le visais au ventre. Voyant qu’il ne parviendrait jamais à m’ouvrir le crâne à coups de tranchant, il chercha à m’égorger en me prenant le cou en tenaille dans ses grands sabres dentelés car c’est là mon point faible. Dès que je m’en rendis compte, je fus prompt à la parade, et me courbant, je lui poussais une botte avec mes dents en plein ventre. La douleur fut si affreuse qu’il se retourna en faisant un bond par-dessus moi, ce qui le mit, du même coup, à la portée de mes pinces. Je lui allongeai alors une botte arrière en pleine figure, de toutes mes forces. Il poussa un hurlement terrible en même temps qu’il volait par-dessus les cordes pour retomber en dehors de l’arène. Il avait le cou complètement tordu et une épée cassée. (Il devait rester estropié pour le reste de ses jours). Et somme toute, c’était bien fait pour lui. A-t-on idée d’être aussi arrogant quand on n’a rien dans le ventre ?

Les aventures de Grillon ont vu de nombreuses rééditions et ont été traduit en différentes langues, dont français et anglais.

J’avais descendu mon adversaire on ne peut plus brillamment. Il y eut du brouhaha dans la foule où nul ne s’attendait à voir le grand orthoptère vert mordre la poussière aussi lamentablement. Cependant le vieil arbitre criait déjà d’une voix retentissante :

- Qui veut entrer en lice ?

Ce fut un silence général.

Le héraut annonça alors que le tournoi continuait :

- Maintenant la finale ! Taupe-Grillon !

J’allais me battre avec Taupe-Grillon ! Je le regardais et au même instant ses yeux se portèrent sur moi. Ainsi donc nous nous serions traînés tous les deux jusque là pour nous ouvrir mutuellement le ventre et nous disputer le trône de ce sol étranger ? Spontanément je me levai, m’avançai vers mon ami et lui posai mes pattes de devant sur les épaules.

Alors me tournant vers ces milliers de gens venus d’un peu partout pour assister au tournoi, je m’écriai :

- Mes amis, nous sommes les fils du même maître ; après un long voyage, nous sommes arrivés ici. Il n’était pas dans nos intentions de nous disputer quoi que ce soit dans contrées. Nous avons trouvé l’atmosphère gaie et c’est pourquoi nous sommes restés pour la fête. Après tous ces tournois, les plus valeureux chevaliers se récusent et je reste seul face à mon frère. Vous voudriez que nous nous mesurions pour savoir quel rang nous accorder dans votre canton ? Mais pour ce combat, excusez-nous, nous n’en ferons rien. Pourquoi ? Je pense que vous le comprenez déjà. Quant aux titres et aux dignités, excusez-nous également, nous n’en réclamons pas. Nous ne sommes que deux bohèmes, nous allons là où il nous plaît sans avoir la moindre intention de nous fixer nulle part. Je me permets de vous demander de revoir la question dans cette optique.

En bas, il y eut du brouhaha. Certains disaient que les deux frères devaient se battre, puisque c’était le droit coutumier du lieu. D’autres affirmaient que non. Finalement la question fut tranchée par les vieillards désignés comme juges du camp :

- Messieurs, nous annoncèrent-ils, ainsi que l’a dit le proverbe «l’oiseau se pose là où la terre est propice». Etant venus dans nos contrées, vous avez bien voulu descendre dans l’arène pour vous mesurer aux meilleurs chevaliers de chez nous. C’est une joie et un honneur pour tous les habitants de ce canton. Mais puisque vous êtes tous deux les fils d’un même maître, nous pouvons faire exception à la règle. Nous prions néanmoins l’une de Vos Excellences d’accepter le titre de chef car ainsi le veut la coutume de chez nous.

Le nouveau commandant en chef

J’opposai un refus véhément à cette proposition, tandis que Taupe-Grillon restait coi dans son coin. Je ne sus que plus tard ce que signifiait son silence.

À la fin, il fallut bien que j’accepte. Aussitôt toute l’assistance m’élut commandant en chef avec Taupe-Grillon pour adjoint. Nous avions dès lors sous nos ordres tout un canton de coléoptères et d’orthoptères, depuis les sauterelles jusqu’aux mantes vertes en passant par les hannetons.

Tous ceux qui étaient là se précipitèrent pour nous porter sur le pavois à travers le champ de foire. Les belles sauterelles, en corselet rouge ou vert, allongeaient leurs longs cous pour mieux nous voir et nous lançaient des regards aguichants, pleins de crainte et d’admiration. Elles nous jetaient des brins d’herbe en criant bravo.

La foule en liesse chantait en choeur puis chacun embrassa son voisin et se mit à danser. Ce fut alors une sarabande endiablée où tous se trouvaient fraternellement mêlés, coléoptères et orthoptères, gens de la rizière ou de la forêt peuple des hautes branches ou mineurs des terriers, ronge feuille, ronge racine ou ronge bois. Je montai à la tribune pour un solo à ma manière : je lançais mes stridulations les plus mélodieuses en dansant la bourrée. Taupe-Grillon nageait dans la joie. Si tout à l’heure il s’était tu, c’était par crainte de me voir refuser les fonctions de chef de canton.

Dès qu’il m’avait vu accepter, il avait poussé des cris de joie et applaudit à grands coups de ses deux pinces. Il avait pris un pas noble et martial comme il convient à un adjoint de commandant en chef et de toute évidence, il en imposait à son escorte de criquet.

Et c’est ainsi que je devins le roitelet de ce canton. À vrai dire, j’en étais un peu triste. Si j’avais accepté, c’était uniquement pour ne pas froisser les gens. Que m’importaient le pouvoir et les honneurs ? Je n’avais qu’une ambition dans la vie, voir du pays, et cela suffisait à mon bonheur.

À l’inverse de moi, Taupe-Grillon était au septième ciel. Il en râclait les fils de ses moustaches comme on râcle un vieux violon pour mieux chanter sa joie. L’herbe des repas nous était apportée à domicile par nos ordonnances. À peine avions-nous le temps de dire un mot que déjà mille échos nous répondaient «Oui Excellences» et couraient exécuter nos ordres. Comment tout cela ne serait il pas monté à la tête d’un jeune gars comme Taupe-Grillon qui venait tout juste de sortir des jupes de sa mère ?

Plus d’une fois je lui donnai ce conseil : «Mon petit, ne crois pas que tout ira toujours comme sur des roulettes. Ne te frotte pas trop les mains d’avance. La voie est plus compliquée que tu le crois».

Huu Ngoc/CVN

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