Difficile de rester de glace

Entre deux tempêtes tropicales, je profite de quelques jours de beau temps pour flâner dans les rues de Hanoi avec ma progéniture. Au Vietnam, l’enfant est omniprésent. Alors que nos rues occidentales sont désertées par les rires juvéniles, ici l’enfant a véritablement la ville à lui... et il en profite !


Personne ne résiste à l’appel de la crème glacée... ! Photo :  Quang Châu/CVN


Outre les ballons bouffis d’hélium, la cité ne manque pas de fascinations pour un enfant. Par la magie du marketing, elle s’est transformée en un immense coffre à gourmandise : boulangeries débordantes de gâteaux au beurre, confiseries exhibant des monceaux de friandises, et surtout glaciers offrant la pire des tentations : la fameuse crème glacée - ou «kem» en vietnamien. Rien que d’écrire ces mots, le père que je suis en frémit ! Car la crème glacée est sans doute l’une des inventions les plus perverses qui soit, qui masque derrière une fraîcheur de bon aloi, une tentation redoutable pour les palais puérils. Et je vous en donne la preuve…
Vains espoirs
Quand je suis venu au Vietnam pour la première fois, il y a plusieurs lustres de cela, la «kem» ne s’offrait à la gourmandise que dans les restaurants occidentalisés. Aujourd’hui, elle s’insinue dans les cafés, les petits commerces, les grandes surfaces, les gares, et même les aéroports...
Pas une ville, pas un village qui ne propose bâtonnets, eskimos, cornets, emplis d’une onctueuse crème parfumée, destinée à rafraîchir les gosiers asséchés lors de grandes chaleurs. Un peu partout dans le pays, se sont ouverts des glaciers qui offrent aux lèvres avides des coupes de glaces et de sorbets aux milles parfums inattendus, tels que le riz vert, le durian et même l’arachide.
Insidieusement, au fil des ans, la «kem» a envahi le Vietnam, pour le plus grand bonheur des enfants et le malheur des parents. Témoignage...
Je suis au bord du lac Hoàn Kiêm (au cœur de Hanoi), où ma fille m’a abandonné la lourde responsabilité de tenir en respect son ballon-chat plein d’hélium pour éviter qu’il ne s’évade sous d’autres cieux. Et déjà, elle s’empresse de courir vers le bout du lac, du côté de la rue Tràng Tiên. Peu confiant en sa capacité à stopper sa course échevelée avant de traverser la rue devant la grande Poste, je lui colle au train, comme on dit dans les reportages sportifs, maudissant ce satané ballon qui se laisse traîner en dodelinant derrière ma tête, me faisant sombrer dans le plus total ridicule. Je saisis ma fille au col, juste avant qu’elle ne décide de vérifier qui d’elle ou d’une moto est le plus solide...
Profitant de la halte provoquée par l’impétueux torrent qui défile sous nos yeux, je m’enquiers auprès d’elle pour savoir ce qui la pousse à se précipiter dans cette direction, alors que les rives du lac offrent de multiples espaces de jeux, qui plus est, à l’ombre des arbres. Pressentant sans doute un rapport de forces qui pourrait lui être défavorable, ma fille bredouille un vague «Je veux voir les coloriages !». Alibi suffisant pour que l’instinct éducatif qui réside en tout père cède à sa volonté directionnelle.
En effet, sur la rue Tràng Tiên, il existe une librairie internationale, qui consacre son troisième étage aux enfants : jeux et jouets éducatifs, albums de coloriage, matériel de travail manuel…, bref, tout ce qu’il faut pour que les parents soient heureux de contribuer à l’épanouissement intellectuel de leur enfant.
Relativement étonné de cette envie… pressante, et secrètement ravi, je profite d’un tarissement momentané du flot motorisé pour nous faire traverser, afin d’accéder au plus vite à la sérénité éducative. Sot que je suis ! Ma fille avait en vue une toute autre stratégie et je n’y voyais que du feu.

Réalité gourmande !

En effet, pour les non Hanoïens, cette fameuse librairie se situe à gauche quand on remonte la rue Tràng Tiên depuis le lac Hoàn Kiêm, en direction de l’Opéra. Je décide donc d’emprunter le trottoir de gauche. Mais ma fille, à peine libérée de mon étreinte paternelle, file sur le trottoir de droite. Reprenant ma course derrière elle, je suppose qu’elle veut également voir les albums qui se trouvent dans une librairie vietnamienne sur ce même trottoir. Mon cœur de père exulte de fierté. Quelle est intelligente ma fille ! Alors que notre promenade pourrait n’être qu’un long chemin ponctué d’étapes dans des magasins de gâteaux, bonbons et autres sucreries, par un ardent besoin de se cultiver, elle se transforme en visites de hauts lieux culturels. Pour un peu, je lui pardonnerais l’infâme ballon qui continue à s’accrocher à mes basques en virevoltant, et qui me force à d’innombrables «Xin lôi» (Pardon) à chaque fois qu’il heurte un passant...


Mais mon enthousiasme se transforme bien vite en inquiétude, quand je la vois ignorer totalement la librairie en question, poursuivre son chemin et s’arrêter triomphalement devant LE magasin de crèmes glacées, quelques mètres plus loin. Je dis bien «LE magasin», car c’est vers lui que converge toute la jeunesse locale, lors des pauses de midi et le soir. Le temps que je comble les cinq mètres de retard que j’ai, elle s’est déjà accrochée au comptoir, haussée sur la pointe de ses pieds, et a demandé à la vendeuse une «kem vani» (crème à la vanille). Que voulez-vous que je fasse, sauf à passer pour un père indigne ? Accepter l’évidence et payer avec un sourire forcé !
Tandis que j’attends ma monnaie, j’observe ma fille qui me regarde d’un air mutin, en léchant avidement la crème à la vanille qui coule le long de ses doigts, sur son menton et, si je n’y prends garde, bientôt sur ses vêtements. Je comprends maintenant son empressement. Ce n’est pas son cerveau qui la guidait, c’était son estomac ! Inutile de songer à traverser la rue pour aller voir les albums de coloriage. D’ailleurs, quand j’évoque cette possibilité, je n’ai droit en retour qu’à un nonchalant haussement d’épaules, me signifiant le peu d’importance accordée à mon offre. Seule la crème glacée est l’objet de son désir...
Tous mes espoirs éducatifs s’envolent, là sur le trottoir de Tràng Tiên, et tandis que nous nous dirigeons vers le lac pour y reprendre notre moto, je me résous à l’inéluctable : ma fille présente une addiction à la crème glacée. Elle rejoint ainsi l’immense cohorte de tous ces enfants victimes du sucre caché. Et moi, celle de tous les parents broyés par la culpabilité de creuser les futures caries de leur enfant, et la lâcheté de ne pas vouloir braver la colère de celui-ci ! Car, refuser une crème glacée à son enfant, c’est courir le risque de se trouver dans la pire des situations qui soit : un enfant qui hurle en pleine rue. Cette situation, surtout si vous tentez de résister, a toujours pour effet d’attirer sur vous l’attention d’autres personnes qui, par leur regard, vous classent parmi les parents indignes.
Au retour, c’est moi qui presse le pas, toute honte bue, suivi par une fillette qui dégouline de crème à la vanille, et par un bête ballon-chat au rictus figé.
Dites, elle arrive quand la prochaine tempête tropicale... ?

Gérard BONNAFONT/CVN

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