Coups de baguette

Parmi les objets anodins qui nous entourent, il y en a certains qui peuvent devenir de réels instruments de torture quand il s’agit de s’en servir. Ainsi en est-il de ce bête petit bâton de bois, communément appelé «baguette».

Alors ? Prêts pour le grand jeu... de baguettes ?
Photo : Gérard Bonnafont/CVN

Combien en ai-je vu, fraîchement débarqués au Vietnam, subir le supplice de Tantale devant leur bol de «pho» - cette soupe de nouilles typiques du pays, et vivre une véritable régression ?

Ils croyaient être des adultes au fait de leur maturité, en pleine possession de leurs capacités physiques et mentales, maîtrisant parfaitement leur psychomotricité fine. Depuis longtemps déjà, ils n’avaient plus besoin de l’aide maternelle pour porter la nourriture à leur bouche. Ils avaient discipliné les aliments par la fourchette et le couteau. Piquant, coupant, enfourchant, ils obligeaient le morceau de viande récalcitrant à rester en place, la pâte glissante à s’agripper aux dents de métal avant de finir écrabouillée par les dents d’émail…

Et voilà qu’un jour, ils arrivent au Vietnam, et brusquement sont confrontés à l’inconnu : ici, point de couteau ni de fourchette, mais des baguettes sagement réunies en bouquet ou posées à côté d’un bol ou d’une assiette. Et, face à ce nouvel art de la table, la question cruciale : comment on fait ?

Baguettes civilisées...

Souvent, avant de donner la réponse à mes hôtes affamés et légèrement anxieux à l’hypothèse de ne pouvoir accéder aux délices gastronomiques que leur suggère le fumet des aliments disposés sur la table, je m’octroie le plaisir (un peu pervers, je l’avoue !) d’expliquer pourquoi on utilise des baguettes en Asie. Et, pour éviter que vous ne surchargiez la boîte de courrier électronique de ce journal, en posant l’inévitable question «Oui, pourquoi ?», je vous livre mon explication, résultat d’une longue enquête culino-culturelle.

Selon les historiens, les premières baguettes utilisées comme ustensiles pour manger étaient des brindilles que les consommateurs affamés utilisaient pour ingurgiter de la nourriture. L’une des raisons pour lesquelles la baguette s’invite à la table des Asiatiques est, sans doute, due au fait que la nourriture est souvent hachée ou découpée en petits morceaux et de fait chauffée très rapidement.

Une autre explication, plus philosophique celle-ci, a cours. Le vénéré philosophe Kong Zi, plus connu sous le nom de Confucius, aurait avoué une réelle aversion pour l’utilisation de couteaux lorsqu’il se trouvait à table. Il considérait l’utilisation de couteaux pour découper les aliments comme un signe de barbarisme. Selon cette théorie, les baguettes ont été mises au service d’un comportement civilisé en comparaison de la brutalité de l’utilisation du couteau ! Étonnant, non ?

Une fois acquis que nous sommes entre gens civilisés, il s’agit de passer à la deuxième étape : le maniement des instruments. L’explication théorique est facile :

1. Placer les deux baguettes dans le creux formé par le pouce et l’index de la main droite ou de la main gauche pour les gauchers.

2. Fermer la main sans forcer de manière que les baguettes soient soutenues dans le haut par le pouce. Majeur, annulaire et auriculaire viennent automatiquement se placer autour des baguettes. L’auriculaire doit soutenir la baguette se trouvant vers le corps. Cette baguette est également soutenue par la partie inférieure du pouce, qui exerce une légère pression. La deuxième baguette repose légèrement sur le majeur. Elle est en plus maintenue par l’index et l’extrémité du pouce. Seule la baguette du haut est mobile. En recourbant légèrement l’index, le majeur et le pouce, il est maintenant possible de saisir des petites bouchées comme on le fait avec une pince.

Mais après la théorie, il faut passer à la pratique, et là, c’est une autre histoire. Le tir à blanc, sous forme de manipulations répétées sans prise de nourriture, laisse déjà quelques concurrents sur la touche. Ceux-là découvrent qu’ils n’ont pas une mobilité et une coordination digitale suffisante pour empêcher les deux baguettes de faire cavalier seul, alors même qu’elles devraient entamer une danse harmonieuse, guidée par une douce pression des doigts. Pour l’heure, la seule chose qu’elles peuvent entamer, c’est le moral des victimes de la culture de la fourchette ! Pour eux, il ne reste plus qu’à se résoudre à choisir entre leurs doigts ou la barbare fourchette.

Baguettes indisciplinées !

Pour les autres, c’est le moment de passer à la saisie des aliments. Deuxième sélection impitoyable, pour ceux qui pensent qu’il suffit de pincer la nourriture pour qu’elle accepte de rester entre les deux baguettes.

Baguettes.

Encore, faut-il savoir doser la force des doigts, jongler avec l’arrondi des grains, anticiper sur la fuite des buns glissants, solliciter avec douceur le tofu fragile, agripper fermement le «nem» (rouleau de printemps) croustillant…, bref savoir s’adapter à chaque type de texture et de volume. Ce qui requiert une intelligence et une dextérité très inéquitablement réparties entre les convives !

Il ne reste dès lors pour les nouveaux recalés qu’à observer le spectacle de ceux qui sont arrivés à la troisième étape : porter la nourriture à sa bouche.

D’ailleurs, pour être exact, contrairement à tout ce que nous avons appris sur les règles du savoir-vivre, il s’agit surtout de faire se rencontrer la bouche et la nourriture, soit en levant le bol vers les lèvres, soit en penchant la tête sur celui-ci. Mais, là encore, l’échec guette ceux qui ignorent la capacité d’indépendance des baguettes.

Selon l’humeur, elles glissent l’une sur l’autre, s’écartent, se télescopent, laissant échapper brutalement les aliments, et curieusement, le plus souvent quand ils parviennent presque à destination. Qui pourra comprendre le dur moment de solitude du convive qui, bouche ouverte, tête penchée en avant, referme brusquement les dents sur du vide, alors que le morceau convoité, dans le meilleur des cas, s’écrase sur la chemise blanche de l’impétrant et, dans le pire, plonge brutalement dans une sauce qui éclabousse visage et vêtements !

Quand on en arrive à ce stade, plusieurs possibilités s’offrent à moi : consoler ceux qui s’écroulent en leurs, en leur disant que ce ne sont que quelques jours de vacances et que bientôt ils pourront retrouver leurs fourchettes, leurs cuillères et leurs couteaux ; donner des calmants à ceux qui manifestent des signes évidents de crise nerveuse, dont pourrait souffrir mon service de table en céramique de Bát Tràng ; remettre des bavoirs à ceux qui de fureur se précipitent bouche et doigts dans leur bol, animés d’une frénésie animale, pour dévorer cette saleté de nourriture qui leur échappe ; ou encore, abandonner pour un moment une attitude civilisée et donner à chacun une fourchette, pour qu’il retrouve un semblant de dignité et déguste la succulente cuisine vietnamienne…

Ceci étant, je dois avouer que mes hôtes ne sont pas totalement rassurés, quand je leur explique, avec un sourire exquis, que les empereurs utilisaient des baguettes en argent, car ce matériau réagit au poison que les assassins diffusaient dans leur nourriture. Mes baguettes n’étant pas en argent, je comprends les regards suspicieux que certains me jettent.

Il y a certainement des moments où, plutôt que d’être mené à la baguette, on préférerait bénéficier d’un coup de baguette magique !

Gérard BONNAFONT/CVN

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