Cherchez les sauces ! |
Depuis toujours, on m’avait habitué à disposer de façon artistique assiettes, couverts et verres selon un ordre immuable, qui ne laissait rien à l’improvisation : couteaux et cuillère à potage à droite de l’assiette, fourchettes à gauche (de la plus grande à la plus petite), couverts à dessert au-dessus, et verres à eau, vin blanc et vin rouge de gauche à droite… Une véritable œuvre d’art, qui vaut bien que l’on «dresse» la table, et qui donne à chaque convive les moyens nécessaires pour s’attaquer à la nourriture !
Sauce de caractère
Ici, plutôt que l’organisation de postes de combat individuels, la présentation des plats vise à assurer une répartition adéquate des aliments entre tous les convives, tout en s'efforçant de satisfaire à la fois aux règles de préséance et au besoin de satiété de chacun.
Les seuls objets individuels sont la paire de baguettes et le «bát», ce petit bol qui remplace l’assiette. Pour le reste, tout est collectif, et présenté en une seule fois sur la table. Sauf le riz, bien tenu au chaud dans sa marmite de cuisson, qui reste hors de portée. C’est la maîtresse de maison qui en assure la distribution au fur et à mesure des besoins. À côté du saladier ventru qui contient le «canh», potage cuisiné, s’éparpillent les gros bols de viande, poisson, légumes, et les inévitables petites coupelles qui sont là pour titiller nos papilles. Car la coupelle est au repas vietnamien ce que la fourchette est au repas occidental : indispensable. Tout simplement parce que ce petit accessoire, qui ressemble à une tasse de dînette à poupée, est destiné à contenir ce qui donne du caractère aux aliments : les sauces !
Ici, à côté du plat de viande bouillie, on trouve la coupelle de «nuoc mam» (saumure de poisson). C’est certainement la sauce la plus connue en Occident de nos jours. Issue de la fermentation de poisson dans du sel, elle dégage une odeur véritablement pestilentielle pour un nez Tây (étranger) non averti ! Je me souviens en avoir subit les effets indirects dans mon enfance. À cette époque, dans mon quartier parisien, c’était plutôt l’odeur du boudin purée ou du poulet frites qui filtrait sous les portes de cuisine. Les restaurants vietnamiens en étaient encore à l’état expérimental, et les rayons des premiers supermarchés n’exposaient pas encore les produits made in Vietnam à l’époque d’un Têt que tout le monde ignorait…
On peut comprendre alors, que lorsque mes grands-parents nous préparaient des repas dominicaux de leur pays natal, copieusement arrosés de «nuoc mam» rapporté de là-bas, les narines des voisins subissaient une agression qui se traduisaient immanquablement par des regards de mépris lorsque nous les croisions peu après. Pour eux, notre hygiène devait être tellement douteuse que l’état d’insalubrité publique aurait dû être déclaré ! Et pourtant, comme il cache bien son jeu cet ingrédient, qui pur ou additionné de citron, gingembre ou piment peut se décliner à l’envi pour donner du caractère à la viande bouillie ou à la fadeur du riz blanc. Mais, heureusement, ce n’est pas le seul qui apporte des couleurs aux repas.
Sauces à surprises
Réparties de-ci, de-là, d’autres coupelles présentent un curieux agencement : un petit tas de sel, un quartier de citron, un petit tas de poivre. La première fois, on a tendance à prendre une pincée de sel et de poivre pour les répandre dans notre bol. Erreur, qui nous vaut un regard désapprobateur des autres convives. En fait, le mode d’emploi est le suivant : presser le quartier de citron sur le sel, puis à l’aide des baguettes amalgamer avec le poivre, jusqu’à obtenir une bouillie brun clair. Ensuite, tremper l’extrémité de ses baguettes dans ce mélange, avant de saisir un morceau de viande. En léchant les baguettes tout en absorbant la viande on profite de l’assaisonnement !
Au début, on bave, après on prend l’habitude ! Et puis, tiens, en parlant d’habitude, il y en a une que je n’ai toujours pas prise : épicer avec du piment ! Pourtant, le piment vietnamien, qui fait partie de la famille des «piments oiseaux», n’atteint que 60.000 sur l’échelle de Scoville (instrument de mesure pour calculer la force du piment), alors que le piment le plus fort du monde en est à… 1.000.000 ! Qu’importe, mon gosier n’arrive toujours pas à accepter la décharge de capsaïcine qui suit l’ingurgitation de ce petit fruit rouge !
D’ailleurs, je ne suis pas le seul. Combien en ai-je vu, qui confondant la perfide lamelle, orangée ou rouge, avec une peau de tomate égarée dans la nourriture, sont devenus soudain écarlates, les yeux noyés de larmes, essayant de retrouver leur respiration, asphyxiés par le torrent de lave qui dévale dans leur œsophage. Beaucoup, pour sauver la face, se précipitent sans mots dire sur le verre de bière glacée, sensé éteindre l’incendie, mais qui ne fait que le raviver. Incapables de prononcer la moindre parole, ils se cramponnent à leurs baguettes essayant de retrouver leur dignité, devant le regard goguenard de leurs convives vietnamiens. Quand je vois mon épouse croquer sans vergogne dans ces solanacées, je ne peux que mesurer l’écart entre les muqueuses d’un estomac élevé dans une culture lactée et celles d’un estomac confronté dès son plus jeune âge aux épices les plus corsés.
Mettre toute la sauce
Car, si le piment, le sel, le poivre et le «nuoc mam» sont les rois des condiments sur la table vietnamienne, il existe une multitude d’autres préparations qui mettent le riz à toutes les sauces : le gingembre, le curcuma, les bouillies et sauces de crevettes et de crabes, sauce de soja, sauce d’huîtres, sauce aux cinq épices… De couleurs, textures, goût différents, tous ces accompagnements transforment chacun en apprenti cuisinier. En effet, les sauces ne se permettent pas d’entrer dans la composition des préparations. Elles attendent sagement sur la table que chaque convive, en fonction de son humeur du moment, les associe à tel ou tel aliment. Magistral exemple de démocratie qui n’oblige pas toutes les papilles à subir la dictature du goût commun ! Vibrant à l’unisson, mais sur des registres différents, chacun vit son aventure intérieure.
Finalement, pour bien manger au Vietnam, il faut mettre toute la sauce !
Gérard BONNAFONT/CVN