De quoi voir rouge

Circuler en moto au Vietnam a fait couler plus d'encre que de litres d'essence pour traverser le pays dans toute sa longueur. Et pourtant, j'apporte une pierre de plus à l'édifice !

Quand nous vivons dans un pays qui nous est étranger, et même après plusieurs années à en partager la vie quotidienne, nous pouvons toujours découvrir des us et coutumes qui nous avaient échappés jusqu'alors. Il en est ainsi de ce que je croyais maîtriser de façon certaine : la circulation motorisée en zone urbaine.

Quand il fait bon, on prend la pose ! 

Depuis une décennie à frotter mes pneus sur l'asphalte de Hanoi et d'autres villes du pays, je pensais avoir assimilé les mœurs locales en la matière. De ce fait, je peux m'enorgueillir de n'avoir jamais embouti ni été embouti par un de mes condisciples de chaussée. Et pourtant, il est un élément que, si je l'avais sans doute intégré de façon inconsciente, s'est révélée à moi petit à petit l'influence de la météo et de la lumière ambiante sur la flexibilité du Code de la route. Petit précis à l'attention des inconscients qui s'imaginent qu'une route partagée suppose des contraintes communes !

Loin des feux

Il fait beau, le soleil brille ! Seulement, quand le soleil brille, il fait chaud, et quand il fait chaud, comme en ce moment, il fait vraiment très, très chaud… Vous comprenez donc combien j'apprécie alors le vent relatif qui est généré par mon seul déplacement en moto, égal en intensité, de même direction, et opposé en sens, à ma vitesse relative ! Vent d’autant plus fort que ma vitesse de déplacement est élevée. Dit autrement, quel pied de rouler nez au vent par cette chaleur !

Grisé par la caresse éolienne et la vitesse motorisée, je n'en reste pas moins attentif aux signaux tricolores qui balisent mon chemin. Justement, à une centaine de mètres, l'orange clignote et passe au rouge. Je commence à ralentir pour respecter l'injonction lumineuse et bien m'en prends, car subitement s'arrête devant moi mon prédécesseur de route que je parviens à éviter in extremis d'un coup de rein conjugué à un coup de guidon. In petto, je fulmine contre l'indélicat qui m'oblige à une telle manœuvre en s'arrêtant 50 m avant le feu. C'est vrai quoi. On s'arrête à la verticale d'un feu de signalisation, ni avant, ni après ! Ce que je m'empresse d'ailleurs de faire en bon conducteur que je m'estime être. Et je suis fier de constater que je suis le seul à respecter scrupuleusement le Code de la route, car tous les autres deux-roues se sont arrêtés loin derrière moi. Auraient-ils peur d'affronter mon regard souverain qui, d'un simple haussement de sourcil, leur imposerait respect et admiration devant ma parfaite estimation de la distance convenable pour stationner aux feux tricolores ?

Dans le fond, peu m'importe : dos droit et tête haute, j'attends patiemment que le rouge cède la place au vert. Attente qui risque de se prolonger, si j'en crois le décompte des secondes qui excèdent encore largement la minute. Attente qui risque de devenir difficile à supporter, car ce bête feu rouge est en plein soleil, et moi, à son pied, itou ! Pour comble de malheur, le vent relatif, qui tout à l'heure me rafraîchissait, était aussi le vent apparent. Comprenez que ce dernier étant la somme du vent relatif et du vent réel, une fois à l'arrêt, pas le moindre petit souffle d'air ! Pas de vent réel, plus de vent relatif, rien que le poids de la canicule sur mes épaules. Au fur et à mesure que les chiffres suivent une pente décroissante, ma température corporelle suit une courbe croissante.

Il fait vraiment très chaud ! Mes glandes sudoripares tentent de thermoréguler mon corps en essayant d'humidifier la surface de ma peau et des poils, ce qui via l'évaporation devrait faciliter l'abaissement de ma température corporelle. Peine perdue : mon corps risque la surchauffe ! Lorsque le feu passe au vert, mon visage et mes bras sont passés au rouge. Suffoquant, hagard, chancelant, je remets les gaz ! Comment ceux qui étaient stoppés derrière moi peuvent-ils me doubler frais comme des gardons ? En regardant dans mon rétroviseur, je constate avec amertume que s'ils étaient restés si loin de moi, ce n'était pas pour m'accorder le plaisir d'être seul au pied des feux de signalisation, mais tout simplement parce que le feuillage d'un superbe pancovier offre une large plage d'ombre et de fraîcheur qui permet d'attendre tranquillement, sans rôtir sous un soleil de plomb.

Ce jour-là, j'ai appris qu'en cas de grand soleil, la règle n'est pas de s'arrêter au feu, mais… à l'ombre. Et croyez-moi, je connais maintenant tous les arbres qui montent la garde non loin des feux de signalisation !

Sans les feux

Le ciel est bas, lourd et pesant ! Les ponchos multicolores qui commencent à fleurir à la porte des magasins indiquent de la pluie n'est pas loin. Dans quelques minutes, des trombes d'eau vont dégringoler sur le casque des audacieux qui se trouvent sur son chemin. J'ai oublié ma cape de pluie à la maison, et je prie tous les génies du ciel, de la terre et de l'eau pour qu'ils me donnent le temps de regagner mon chez moi, avant d'être transformé en éponge. Mes prières ne sont sans doute pas assez fortes, car une lumière verte prend un malin plaisir à passer au rouge, alors que je suis sur la grande avenue qui me conduit à l'abri de ma maison. Toujours aussi respectueux du code de la route, je stoppe devant la sommation luminescente. Encore une fois, je me retrouve seul… à l'arrêt ! Toutes les autres motos me doublent à vive allure, quelques coups de klaxons rageurs m'interpellent d'un air de dire : "Mais qu'est-ce que tu fais là ? Dégage, tu encombres la route !". Lorsque les premières gouttes s'écrasent sur moi, je comprends alors que si la pluie n'arrête pas le pèlerin, les feux ne l'arrêtent pas non plus au moment où elle arrive !

Après avoir risqué de me faire percuter à chaque arrêt aux feux rouges, j'arrive chez moi dans un état proche d'une serpillière. J'en connais certains qui ne me plaindront pas, assurant que je n'avais qu'à faire comme tout le monde : griller les feux pour éviter la saucée ! Griller les feux, c'est une spécialité nocturne. J'avais rendez-vous à la gare de Hanoi avec des amis qui revenaient par un train de nuit de Lào Cai. À 04h00 du matin, je circulais dans des rues désertes dont j'appréciai le calme. Malgré l'heure matutinale, ma vigilance restait vive… Et bien m'en a pris ! En l'espace de quelques centaines de mètres et d'une dizaine de feux tricolores qui continuaient à assurer leur service, en passant par toutes les couleurs, je me suis aperçu que la nuit, si tous les chats sont gris, tous les feux sont verts, même quand ils sont rouges. Et je n'ai dû qu'à la protection de mes ancêtres vietnamiens de ne pas m'incruster inopinément dans des motos venant de toute part, qui me passaient sous le nez à vive allure.

Parfois, je vous le dis, il y a vraiment de quoi voir rouge !

Texte et photo : Gérard BONNAFONT/CVN

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