COVID-19 : face à la mort, une société nue

Une funèbre litanie égrenée chaque soir, une déferlante d'images de malades intubés, de cercueils... Avec la pandémie de COVID-19, la mort s'est brutalement rappelée au souvenir d'une société habituée à la cacher et a bousculé les liens entre vivants et défunts.

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Des employés d'une entreprise funéraire ferment le cercueil d'une personne décédée du COVID-19 dans un hôpital à Mulhouse (France), le 5 avril 2020.
Photo : AFP/VNA/CVN

Des experts interrogés par l'AFP tentent de comprendre ce qui se joue en coulisses de cette tragédie moderne.

Une épidémie sans mémoire ?

La pandémie interroge notre rapport à la mort de façon inédite et nous manquons de points de repères. Pour l'historienne Isabelle Séguy, le coronavirus a révélé une "forme d'oubli" : "Sous l'Ancien régime, les épidémies se succédaient suffisamment rapidement pour que les gens en gardent la mémoire. Puis il y a eu des générations et des générations sans épidémies".

La grippe espagnole en 1918? "Les gens revenaient de quatre années de guerre et de barbarie, elle n'a pas provoqué de sentiment de peur comme l'avait fait la peste", observe cette spécialiste des épidémies.

La grippe de Hong Kong de 1968-1970? (30.000 morts) "En France, Pompidou n'avait même pas éprouvé le besoin de prendre la parole à la télévision!", se souvient Antoine Garapon, magistrat associé à l'institut "Covid Ad Memoriam", qui planche sur l'impact sociétal de la pandémie. "On était dans un tout autre rapport au temps, on était encore dans les Trente Glorieuses".

Et le Sida? Le VIH s'attaquait à des jeunes, contrairement au SARS-CoV2. "Aujourd'hui, nous avons une représentation de la mort au grand âge, que le COVID-19 amplifie. De ce point de vue, il bouleverse moins le rapport à la mort ordinaire", note la sociologue Gaëlle Clavandier, auteur de "La mort collective".

Le déni jusqu'au paroxysme

Cérémonie d'obsèques dans une église en mars 2020, en présence de la seule veuve du défunt.

"Cette pandémie est venue nous rappeler que nous étions tous vulnérables", analyse Sadek Beloucif, chef de service en anesthésie-réanimation à l'hôpital Avicenne de Bobigny. C'est nouveau, car "la mort a été progressivement évacuée de nos sociétés", poursuit le médecin, également associé aux travaux de Covid Ad Memoriam. "Quand j'étais petit, dans les années 1960, je voyais souvent de grandes tentures noires sur les immeubles en signe de deuil".

Avant le COVID-19, notre société avait "basculé dans le rêve transhumaniste qui promettait de +tuer la mort+", appuie le philosophe Eric Chevet, auteur de "La mort aujourd'hui". S'en est suivi un "effacement progressif des symboles et rituels", qu'il nomme "déni symbolique".

Tentés d'oublier la mort naturelle, nous n'étions donc pas préparés au pire, et rendus "hyper sensibles au tragique". Lors de la première vague, le déni a été "poussé jusqu'au paroxysme avec l'impossibilité de participer aux cérémonies funéraires, ou d'accompagner les personnes en fin de vie", ajoute le philosophe.

La souffrance été d'autant plus vive que les proches n'ont pu accéder à l'hôpital, devenu aujourd'hui le principal lieu de décès, relève le sociologue Arnaud Esquerré.

La sidération

Des employés des pompes funèbres portent un cercueil dans un cimetière de Bergame, en Italie, en mars 2020.

"Tout à coup, on a parlé que de ça", témoigne François Chauchot, psychiatre à l'hôpital Saint-Anne. Le virus a littéralement "envahi notre champ psychique et nos échanges. C'est la première fois qu'on parle autant de maladie, qu'on voit des images de malades intubés", remarque ce spécialiste du trouble panique.

Ce "raz-de-marée" sur la pathologie a provoqué chez ses patients "une sidération, une angoisse brute peu exprimable autrement que par +j'ai peur de mourir+, d'une maladie d'autant plus redoutée qu'on étouffe, et qui donne l'impression d'une infestation".

"On ne pouvait plus penser autrement qu'en termes de risque de mourir, créant une impossibilité psychique de réfléchir, justement, à la mort", regrette-t-il. "Avancer que le coronavirus tuait essentiellement des personnes âgées n'était pas audible. Et c'était culpabilisant de se sentir responsable de la mort de son voisin".

La peur a généré des mécanismes de défense, comme la recherche d'un coupable, ajoute le juriste Antoine Garapon, qui se dit "frappé par la vague de judiciarisation" survenue au printemps (procès contre le gouvernement, des médecins, des employeurs...). Il y voit le signe d'une société en "panique morale", qui attend de la justice qu'elle "confère un sens à la mort, parce qu'elle ne peut vivre sans un système d'interprétation du mal".

La lassitude et l'espoir

Pourquoi la "grande faucheuse" fait-elle moins la Une en cette deuxième vague? "Avec le temps, nous nous sommes habitués aux chiffres de la mortalité parce qu'ils restent abstraits. La mathématisation fait écran", analyse Eric Chevet.

Ces chiffres ne sont "pas incarnés, il y a peu de visages associés, comme ça peut être le cas avec les attentats", remarque Gaëlle Clavandier. "Dans la plupart des situations de mort de masse --attentats, catastrophes-- on est sur une temporalité réduite. Deux vagues successives, c'est inédit".

La peur est aussi atténuée par les masques, une meilleure connaissance de la maladie et l'horizon d'un vaccin.

Le vocabulaire guerrier des pouvoirs publics a disparu, de même que les applaudissements au balcon. "Le premier confinement a provoqué un extraordinaire élan de solidarité (...). Aujourd'hui, on semble perdus, on n'arrive plus à trouver nos héros", avance Antoine Garapon.

La "fatigue psychique et le sentiment d'impuissance" ont succédé à l'angoisse, dit le Dr. Chauchot. À l'image de ces grands-parents qui prennent le risque de voir leurs petits-enfants. "Pendant les années Sida, se rappelle le Dr. Beloucif, certains avaient des rapports non protégés, par besoin de normalité".


AFP/VNA/CVN

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