Coup de balai

«Balayer devant sa porte». Autrement dit, s’occuper de ce qui nous regarde avant d’essayer de s’immiscer dans la vie des autres. Au Vietnam, l’expression prend un tout autre sens ! Quoique…

Une des premières scènes de la vie quotidienne qui m’avait étonné lors de mon installation au Vietnam, c’était les habitants qui balayaient la rue devant leur porte, chaque matin.

D’où je venais, j’avais l’habitude de ne voir une telle activité que lors de ces matins enneigés qui faisaient sortir les pelles à neige des appentis. Dans ces moments-là, chacun s’évertuait à pelleter avec acharnement pour dégager pas-de-porte et sortie de garage. Une sorte d’émulation généreuse s’emparait des allées, ruelles, et autres voies de communication urbaines, créant une entraide de circonstances entre voisins qui d’ordinaire, se saluaient en coup de vent avant de partir au travail. Mais, hors ces événements hivernaux, nettoyer trottoir et chaussée revenait principalement à des employés municipaux, et le coup de balai citoyen était plutôt rare, surtout en ville.

Ici, pas de neige, mais dès l’aurore, chacun balaie, lave, récure, à rendre jalouse une balayeuse de voirie !

Réputation balayée

Il m’a fallu quelque temps pour comprendre que ce nettoyage matutinal n’était pas seulement une activité compulsive liée à une hygiène obsessionnelle, mais bien un rite social qui s’inscrit totalement dans cet esprit communautaire caractéristique du Vietnamien.

J’en ai pris conscience le jour où ma voisine de «ngõ» (ruelle) m’a interpellé alors que j’allais vaquer à mes occupations. Après avoir répondu à mon «Xin chào bà» (Bonjour Madame) par la salutation réciproque appropriée «Xin chào ông» (Bonjour Monsieur), elle m’a indiqué, d’un doigt indigné, l’état du sol devant ma maison : mégots de cigarettes négligemment jetés par des motocyclistes de passage, papiers de bonbons tombés de mains gourmandes d’écoliers de passage, prospectus de publicité diverses lâchés par des artisans. Tout ce qui était de passage dans ma rue semblait avoir choisi mon seuil de porte comme dépôt de détritus.

Non pas que je m’en souciasse point, mais j’escomptais sur le passage régulier du balayeur municipal pour rendre sa propreté à mon parvis domestique. Làs ! Cette crédulité très occidentale m’avait transformé à mon insu en un dégoûtant étranger sans éducation, dont les critères d’hygiène renvoyaient ma maison au rang de porcherie.

Balayer est avant tout un signe de respect mais aussi un moyen pour tisser des liens avec ses voisins.
Photo : Truong Trân/CVN

Car j’oubliais là une des règles de base de la cohabitation vicinale : la notion de maison ne s’arrête pas aux murs extérieurs de ses pénates, mais s’étend aux quelques mètres de trottoir et de chaussée devant sa demeure. Dit autrement, quand je passe devant une habitation, je ne passe devant, mais chez les gens. Que l’on soit locataire ou propriétaire n’y change rien !

Si en d’autres endroits, tout ceci serait affaire de règlement local, droit immobilier, responsabilité civile ; céans, c’est la réputation du maître des lieux qui est en jeu. Et ici, on ne rigole pas avec la réputation, les proverbes sont là pour nous le rappeler : «Tốt danh hơn lành áo» (Bonne réputation vaut mieux que beaux habits), ou encore «Trâu chết để da, người ta chết để tiếng» (Le buffle laisse sa peau en mourant, l’homme mort laisse sa réputation).

Et, comme je n’avais pas l’intention de léguer des habits sales et une peau crasseuse à mes descendants, je me suis plié à la routine de l’époussetage de trottoir. Tout commence à l’heure où les effluves du «pho» nouveau se faufilent dans les venelles, quand les travailleurs matinaux enfourchent leur moto et que la rue commence à se peupler de marcheurs rapides, coureurs et autres adeptes de transhumances gymniques vers les parcs de la ville ou les rives du fleuve. Ce sont souvent les plus anciens qui s’y collent : culture physique adaptée à leur condition ou parfaite maîtrise de l’opération ? Allez savoir !

Respectueux nettoyage

Chez moi, c’est plutôt selon l’heure de réveil de chacun. Quand c’est à mon tour, je prends bien soin de respecter le cérémonial, car balayer devant sa porte ne se fait pas n’importe comment.

D’abord, bien choisir ses outils : le balai de paille de riz pour sol sec et non maculé, le balai de chaume de riz pour sol humide et souillé d’ordures «collantes», la raclette de caoutchouc dur pour le lavage, le tuyau d’arrosage pour le rinçage. Et la parole facile pour la conversation. En effet, il ne s’agit pas seulement de briquer avec énergie, il faut aussi faire salon, parler du voisin de gauche avec la voisine de droite et vice-versa, échanger des amabilités avec celui d’en face, et lancer quelques remarques complaisantes à ceux qui sont plus loin. À grand renfort d’eau et de balayages énergiques, on refait le monde, selon les humeurs de l’instant, dont les scories nettoyées constituent le socle.

Ainsi, depuis quelques semaines, la multiplication de l’espèce canine domestique entraîne inéluctablement une prolifération des déjections appropriées à la dite espèce, ce qui alimente grandement les conversations à propos de l’utilité ou pas d’une telle engeance. Selon qu’il soit propriétaire ou non d’un de ces pollueurs quadrupèdes, chacun défend son animal de compagnie en rejetant sur les autres le manque d’éducation du bestiau qui rejaillit inévitablement sur celle de son maître.

En ce qui me concerne, je prends bien garde à toujours suivre ma chienne lors de ses déplacements, équipé d’une petite mallette «ramasse-crottes» en cas de besoins (les siens naturellement), et ce, à la vue de tout le monde, pour que les choses soient bien claires : je ne suis pas l’auteur par procuration de l’irrespect canin pour les devants de maison !

Mais, je pense que ma réputation a surtout fortement progressé au niveau de ma popularité par ma simple présence parmi ces dépoussiéreurs du petit matin. C’est ma femme qui me l’a signalé. Quand j’apparais, en short et tongs, balai et tuyau à la main, il y a comme une recrudescence de l’activité dans la ruelle. On semble s’attarder un peu, comme pour faire briller un sol qui n’en peut mais…

Les regards convergent vers moi, au grand dam de pieds arrosés par inadvertance. J’y réponds par des sourires de convenance, des hochements de tête de sympathie, immédiatement retournés. Et, ma modestie dût-elle en souffrir, je crois voir dans ces attentions, comme une sorte d’approbation et de reconnaissance : je ne suis plus l’étranger sans éducation, je fais ce qui doit être fait, et c’est bien… tout simplement.

Maintenant, si vous me le permettez, il faut que j’y aille : un chien vient de marquer son territoire juste devant chez moi, Alors, ouste ! Du balai !

Gérard BONNAFONT/CVN

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