>>«Un Mois en France» privilège les consommateurs vietnamiens
Quand le "giò" (droite) rencontre le fuseau, une histoire de gourmandise. |
Photo : ST/CVN |
Je viens d’un pays où la gastronomie est élevée au rang d’art, et où la variété des mets n’a d’égale que la diversité des régions. Le bien-manger s’y conjugue avec la gourmandise, celle des gourmets dont les papilles se pâment d’aise aux seuls effluves d’un plat délicatement cuisiné, avant même d’y plonger tout leur soûl.
Non que la cuisine vietnamienne, distinguée et riche de saveurs subtiles, ne puisse me contenter, mais j’avoue avoir parfois une nostalgie organoleptique qui m’incite à demander à des visiteurs de mettre dans leur valise quelques spécialités régionales que j’ai bien du mal à trouver au Vietnam.
Du vin au piment
Justement, je reçois un ami, tout droit venu de la lointaine Bourgogne, qui me fait le plaisir de m’apporter une verrine de coq au vin. Pas une de ces conserves estampillées "traditionnelles", qui traversent les océans par paquets de mille pour aller garnir les rayons de magasins européens aux quatre coins du monde. Non, un vrai coq au vin, préparé selon les règles de l’art, à la chair moelleuse, marinée puis mijotée dans un Charmes-Chambertin de derrière les fagots. Un vrai coq au vin auquel je décide d’éviter le supplice d’une trop longue attente dans un vulgaire placard de cuisine.
Le soir même, je l’intronise héros du dîner. Tandis qu’il se réchauffe à feu doux, je convoque fille et épouse à venir adorer ce parangon de la gastronomie française. C’est une casserole au fumet ravageur que j’apporte au centre de la table. Comme il se doit, je dispose dans chaque assiette une pomme de terre fumante coupée en deux, puis un morceau de coq, sur lesquels je verse cuillérée par cuillérée une sauce rouge et onctueuse aux parfums de chais de chêne, de ceps et de sarments.
Le temps se fige, je suis là, guettant les premières réactions de mes convives, le moment fatidique du verdict. Pour mon épouse, c’est l’approbation d’une gourmandise non feinte. La flèche de Parthes vient de ma fille. Après avoir avalé sa première bouchée, du haut de ses 12 ans, elle décrète : "Quá nhạt !" (Trop fade !), et, sans vergogne, quitte la table pour aller se saisir d’une bouteille de sauce au piment qui trône sur la plan de travail de la cuisine. C’est seulement après avoir couvert son assiette d’immondes coulures orangées qu’elle condescend à me dire que ce n’est pas si mauvais que ça !
Du coq au vin à la sauce au piment : Brillat-Savarin doit encore s’en retourner dans sa tombe et les étoiles des grands chefs, au Vietnam comme ailleurs, en dégringoler de stupeur. Vatel s’est suicidé pour moins que ça…
Imposante charcuterie
Autre jour, autre surprise gourmande. Cette fois, c’est un fuseau lorrain qui a fait le voyage depuis la Cité des Ducs de Lorraine. Pour ceux qui l’ignorent, le fuseau lorrain n’a rien à voir avec un métier à tisser ou un pantalon de ski. C’est un moelleux saucisson de viande de porc, au goût de fumé particulier. Et pour l’heure, le saucisson en question est d’une taille plutôt honorable, puisqu’il avoisine les 70 cm. Pour le protéger pendant son long voyage et en étouffer le fumet un peu trop prononcé, mes amis l’ont emballé dans du papier aluminium.
De l’hôtel où ils m’ont remis ce présent, je dois retourner chez moi, après être passé dans une agence bancaire. N’ayant aucun sac ou autre contenant pour cacher ma charcutaille, je promène à la main un objet oblongue et argenté de 70 cm. Au regard interloqué que provoque mon passage dans la rue, je comprends que beaucoup se perdent en conjecture sur l’objet en question et son éventuelle utilisation.
Cachant l’intrus derrière mon dos, je hèle un taxi. En entrant dans la voiture, je suis bien obligé de révéler l’énorme chose que je transporte. D’autant qu’assis à côté du chauffeur, l’engin posé sur mes genoux, je ne pouvais l’occulter. Très vite, pour éviter toute interprétation douteuse ou suspicion d’attaque à main armée, j’explique qu’il s’agit d’un saucisson français qui vient d’arriver au Vietnam et que j’apporte à la maison.
Je ne sais si le chauffeur a été plus interloqué par la taille des saucissons français ou par la bizarrerie de ce Tây (Occidental) qui a besoin de faire venir sa charcuterie de France, alors qu’il y en a d’excellents au Vietnam. Qu’importe, il me dépose devant ma banque, c’est tout ce que je lui demande.
Je pénètre dans l’agence, oubliant que je tiens en main un gourdin argenté de 70 cm de long. C’est sans doute le fait que je sois connu qui m’évite d’être immédiatement encerclé, menotté et jeté dans un cul de bas de fosse pour tentative de hold-up avec un saucisson. Il n’empêche, alors que je suis assis à une table pour remplir un formulaire, que l’agent de sécurité s’approche de moi pour s’enquérir de l’objet apparemment contendant qui m’accompagne.
Voyant son autre collègue se tenir derrière lui, en couverture, je me dis qu’il est temps de lever toute ambigüité, et je déroule une partie de l’emballage pour dévoiler la peau ocre foncée du fuseau. L’explication sur la provenance et l’utilisation permet de faire descendre d’un cran la tension. Mais je me dis que pour rassurer tout à fait mes interlocuteurs, je dois trancher dans le vif.
L’opinel que je sors de ma poche et dont je déplie la lame devant eux semble moins les inquiéter que l’imposante saucisse. Entame ôtée, je découpe deux fines tranches que je leur offre à goûter.
À la politesse forcée, accompagnée d’une mimique de surprise, je comprends bien que le fuseau lorrain fumé ne fait pas partie de la palette de saveurs auxquelles ils sont habitués. Au regard de commisération qu’ils me portent quand je quitte l’agence, je suppose même qu’ils doivent penser qu’un individu capable d’envisager de consommer 70 cm d’un truc pareil ne peut pas être dangereux, tout au plus inconscient.
C’est ce qu’on appelle le choc culinaire !
Gérard BONNAFONT/CVN