Ceux qui ont fait don de leur corps à la science

Il y a longtemps que j’ai perdu de vue Mme C, une vieille connaissance habitant dans le Sud du pays. Je viens de recevoir une lettre d’elle, message qui m’a beaucoup ému. Elle me confie qu’elle s’est inscrite dans la liste de ceux qui font don de leur corps à la science.

Au Vietnam, la réserve d’organes est insuffisante. Les habitants sont peu informés de la possibilité de faire un don et dans quelles conditions.


Lors d’une réunion publi-que à Hô Chi Minh Ville, elle a dit aux étudiants en médecine avec un grain d’humour : «J’ai dépassé le cap des quatre-vingt ans, il est temps que je quitte la terre pour aller au ciel. Depuis 1998, je figure parmi ceux qui attendent leur tour de donner leur corps à l’autopsie, avec le désir de contribuer à vos études. Hélas, je manque toujours le rendez-vous alors que mes amis s’en vont. Pardonnez-moi, jeunes amis. Je crois que vous n’aurez plus longtemps à attendre».
Cette nouvelle m’a laissé songeur. Vieillesse morte et autopsie du cadavre sont des idées qui ne cadrent pas avec son image sur l’écran de ma mémoire. Je me rappelle comme si c’était hier ma première rencontre avec Mme C dans Hanoi libérée après 1954 : une jeune femme au minois éveillé, délicat, plein de charme «oriental», avec son doux sourire au coin des lèvres, vêtue très modestement à l’occidentale,- ce qui était rare à cette époque. Elle venait de s’installer à la capitale avec son mari, Monsieur Q, diplomate ayant fait carrière à Bangkok et à Moscou. Elle parlait anglais et thaï, était aimée de ses collègues qui estimaient en elle une personne très prévenante. Épouse, elle adorait son mari, décédé depuis un quart de siècle. Depuis, elle cultive sa mémoire en se consacrant à des œuvres sociales. Je n’ai jamais pensé qu’une femme vietnamienne traditionnelle comme elle puisse avoir un jour l’idée de laisser son cadavre se faire disséquer par un scalpel.
Conception vietnamienne du hôn et xac
Le psychothérapeute P. Fermi qui soigne à Bordeaux depuis deux décennies des migrants vietnamiens parmi ses malades, estime que la conception de l’âme constitue une représentation culturelle caractéristique de la pensée traditionnelle viet-namienne. Le hôn (âme psyché) est conçue comme une entité opposée au xác ou thê xác (corps). En réalité, le hôn, unique, a plusieurs composantes : trois hôn esprit-fluides supérieurs qui représentant la vie végétative : (sinh hôn), sensitive (giác hôn) et spirituelle (linh hôn) et des vía ou phách : esprits corporels inférieurs: sept pour l’homme et neuf pour la femme. Les trois hôn supérieurs relèvent du Duong (principe mâle de l’univers, actif et clair), les sept et neuf vía (phách) appartierment à âm (principe femelle, passif et ténébreux). Après la mort, les hôn supérieures rejoignent le Ciel lumineux (Duong) tandis que les vía plongent dans la terre (âm). Le culte des ancêtres vise à réunir les hôn supérieurs et les vía qui souvent se dispersent, afin d’assurer le bonheur de l’âme synthétique (psyché) du mort.
Dans le cas d’un mort sans descendant mâle pour son culte, les hôn supérieurs et les vía restent séparés et errants. Les vía peuvent se transformer en fantômes malfaisants qui hantent l’existence des vivants. Toutefois, il y a des vía bonnes ou mauvaises.
Chaque année, au 15e jour du 7e mois lunaire, les Vietnamiens organisent une cérémonie pour l’absolution des âmes errantes. Notre poète national Nguyên Du (fin XVIIIe siècle) a rédigé une oraison funèbre pathétique pour marquer ce jour, long poème intitulé Appel aux âmes errantes :
… «Pitié pour les dix mille créatures !
Leurs âmes flottent dans les endroits inconnus
Pour elles, aucun encens ne brûle
Esseulées, elles errent nuit après nuit».

Sur un autre plan, dans le cadre de la mentalité traditionnelle, la piété filiale veut que tout ce qui appartient au corps humain, don sacré du père et de la mère, ne peut être enlevé. Ce qui explique pourquoi, au début du XXe siècles, le chignon à l’occidentale avait demandé des décennies pour devenir pratique courante.
Selon la coutume vietnamienne, le mort est inhumé provisoirement. Trois ou quatre ans après, on procède à l’exhumation de son squelette dans une autre sépulture. Le choix de cette demeure définitive obéit à des règles de la géomancie qui préconise de choisir un terrain bénéfique pour la postérité.

L’Université de pharmacie et médecine de Hô Chi Minh-Ville organise chaque année une cérémonie en hommage à ceux qui ont fait don de leur corps à la science.
Photo : CTV/CVN


L’autopsie et la crémation sont étrangères à notre culture agricole, animiste et patriarcale. Un dicton dit : «La vie n’est qu’un séjour provisoire, la mort est le retour définitif». Mourir, c’est retourner à la Terre-Mère, rejoindre le Ciel, les immortels, Bouddha.
Se fondre dans le Nirvara
L’incinération au four crématoire a été introduite au Vietnam à une date récente, il y a une vingtaine d’années. Le nombre de ses adeptes augmente, sans doute parce qu’il rappelle une pratique traditionnelle similaire : quand ils vont quitter le monde des illusions, les moines bouddhiques vénérables se font brûler pour se fondre dans le Nirvara.
Mais offrir son corps à la dissection scientifique est chose tout à fait nouvelle. Il faut beaucoup de lucidité et de courage pour se libérer de la pression idéologique millénaire exercée par le culte des ancêtres et la hantise des âmes multiples.
Madame C. en a parlé dans son allocutionn prononcée le 26 janvier 2013 à la Cérémonie de gratitude à ceux qui ont fait don de leur corps à la science, à l’École supérieure de médecine Pham Ngoc Thach (Hô Chi Minh-Ville). Elle s’est adressée aux âmes des volontaires de l’autopsie en ces termes :
«… Chers amis, loin d’être des âmes en peine, des âmes errantes, des âmes sans asile et sans appui,- partout où vous allez, vous êtes accueillis chaleureusement par des personnes reconnaissantes, parce que vous êtes des bienfaiteurs.
Les membres de votre famille vous pleuraient quand il fallait vous dire un adieu sans retour, ils ressentaient la douleur déchirante de vous savoir gisant sur une table d’opération glaciale. Vous avez voulu qu’ils fassent de leurs larmes de douleur des pleurs de fierté,- fierté d’avoir quelqu’un du même sang qui savait vivre et mourir, servant les vivants même après avoir vécu. Vous méritez d’être des bodhisattvas, promis à l’éveil.
Le savez-vous, chers amis ? Chaque nuit, emmitouflées dans une chaude couverture, nous ne cessons de penser à vous qui vous baigniez au fil des jours et des mois dans de l’eau glaciale en attendant d’être dépecés. Ces derniers, finalement réduits en cendre retourneraient à la Terre-Mère pour redonner la vie. Vos âmes sereinement rejoindraient celles de vos parents et amis. Vos âmes individuelles (atma) se fondront dans l’âme universelle (brahma)»
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Huu Ngoc/CVN

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