C'est plutôt bouchonné

On l'a dit dans ce journal, je le constate chaque jour : "Ça bouchonne dur dans les rues !". Et il faut bien souvent faire des pieds et des mains pour gagner quelques mètres…

>>Les embouteillages s’aggravent à cause des travaux à Hanoi

Très souvent, en cas d’embouteillage, les trottoirs deviennent de temporaires voies de circulation.

C'est devenu un sens commun de dire que la voiture est aux artères des grandes villes ce que le cholestérol est aux nôtres : la cause de caillots qui contribuent à bloquer la circulation au risque de créer des phlébites urbaines. Phlébites que seuls patience et agitations vigoureuses de bâtons rouge et blanc parviennent à guérir. Mais l'on aurait tort d'accabler uniquement ces véhicules auxquels nous sacrifions nerfs et santé sur l'autel du confort et du statut social. En effet, il existe plusieurs sortes d’encombrements routiers au Vietnam.

Nez contre dos

Le plus ancien est l’embouteillage de piétons. Comme pour un engorgement sur une rivière, il faut trois conditions pour qu’il se réalise : un flot continu, un barrage, une augmentation du débit normal. En ce qui concerne le piéton vietnamien, l’augmentation du débit est souvent le corollaire de jours fériés, où brusquement des milliers de personnes sont libérées de leur trajet quotidien moto-boulot-dodo, et décident de profiter de ces jours de liberté pour musarder dans les rues, en se disant qu’une promenade pédestre ne peut que faire du bien.

Le flot continu est dû à cette curieuse propension que les hommes ont de choisir toujours la même direction quand ils vont se promener. Comme si, à l’instar des lemmings, ces petits rongeurs nord-américains, nous avions inscrit en nous la direction de nos grandes transhumances.

J’ai ainsi souvent observé que pour faire le tour du lac Hoàn Kiêm, au cœur de Hanoi, les gens préfèrent descendre rive Ouest, et remonter rive Est, côté Temple de Jade. En France, on retrouve le même phénomène en été, quand le pays ressemble à un sac de billes que l’on secoue : tout descend vers le bas. On me dira que c’est pour le soleil et la mer bleue, ou pour l’ombre des arbres, ou pour toute autre raison rationnelle que je vous laisse le soin de déterminer.

Cependant, cette tendance unanime à aller dans la même direction conduit inéluctablement à rencontrer la troisième condition pour un embouteillage de piéton : le barrage. Celui-ci peut être constitué par une estrade montée en plein air pour offrir un spectacle de rue, par le rétrécissement d’une rue, ou encore par l’inexorable loi géométrique qui fait qu’un espace (une place par exemple) ne peut contenir plus d’éléments que sa superficie ne le permet. En d’autres termes, quand c’est plein, c’est plein !

Cette remarque, qui semble frappée du bon sens, se heurte à une incontournable limite de notre condition humaine confrontée au phénomène de réfraction des ondes lumineuses : nous ne pouvons voir à travers les murs, même quand ils sont constitués des dos humains qui nous précèdent.

Conclusion : Si les premiers de cette foule qui s’agglutine dans le même espace savent que le contenant est plein à ras bord, les derniers l’ignorent totalement et continuent à alimenter ce ressac humain qui part à l’assaut de forteresses inexpugnables. Les lois de la physique sont telles qu’à un moment donné le mouvement est stoppé, les gens piétinent sur place, on ne peut plus avancer, ni reculer. L’embouteillage de piétons est né.

Si jusque là, Occidental et Vietnamien sont logés à la même enseigne, les lois de constitution d’un embouteillage étant universelles, c’est dans l’attente du désengorgement que réside la grande différence entre la culture occidentale de l’embouteillage et la culture vietnamienne.

En France, notamment, ce genre de situation entraîne des coups de coude sournois pour gagner une place, des invectives du style «Pouvez pas faire attention où vous mettez les pieds ?», des soupirs d’impatience, des récriminations à haute voix contre le temps, les pouvoirs publics, ou la belle-maman qui nous a retardé et nous a empêché de passer plus tôt. Les visages seraient crispés, les muscles tendus dans l’attente d’un hypothétique affrontement pour avancer de quelques mètres.

Ici, on commence à mettre les petits à l’abri, sur les épaules de papa. Et comme il y a beaucoup de petits, on a très vite l’impression de se trouver dans une foule de géants à petites têtes brandissant une forêt de ballons gonflables. Ensuite, on attend calmement. Coincés épaule contre épaule, nez dans les omoplates du précédent, ventre du suivant contre ses reins, chacun devient un élément solidaire d’un ensemble plus vaste, participant à une immense houle de fond, dans laquelle chacun se dissout.

Au lieu d’horions et invectives, on échange des sourires, quelques paroles, on fait connaissance, on s’extasie sur la beauté du petit juché sur les épaules de son condisciple de foule. Cette attitude est d’autant plus paradoxale que, comme je l’avais écrit dans une précédente tranche de vie, dans les files d’attente, le Vietnamien a tendance à… ne pas attendre. Peut-être faut-il voir ici une leçon de civisme ou peut-être de fatalisme vietnamien : «Ne jamais s’énerver quand on est dans une situation sur laquelle on ne peut pas agir !», et surtout quand il fait chaud.

Roues contre roues

L’embouteillage de motos, lui, est plus récent. C’est le fils naturel des embouteillages de vélos. Il répond aux mêmes lois physiques que l’embouteillage piéton, avec quelques différences cependant.

Tout d’abord, il utilise tout l’espace possible, y compris celui sur lequel il n’a habituellement pas accès. En effet, le motocycliste n’attend pas que la rue soit dégagée pour tenter de trouver une échappatoire à l’embouteillage. La rue est bouchée, qu’importe ! Le trottoir est libre, lui.

Une partie de la rue Truong Trinh, arrondissement de Thanh Xuân, à Hanoi à l'heure de pointe.

Aussitôt dit, aussitôt fait : les motos quittent la chaussée encombrée pour vrombir sur des trottoirs qui, je vous le rappelle, supportent déjà piétons, artisans, petits restaurants de plein air, et autres occupations publiques ou domestiques. Si le barrage persiste, au bout de quelques minutes, on ne différencie plus trottoirs et chaussée. Tout est couvert de motos, roues dans roues, guidons contre guidons, rétroviseurs encastrés les uns aux autres, genoux à touche-touche, moteurs ronflants.

Là encore, alors que tout est réuni pour que les esprits s’échauffent, chacun conserve un calme apparent. Certes, on essaie bien de gagner quelques centimètres, en poussant discrètement la moto précédente du bout de sa roue avant ; on tente de se faufiler en exerçant une pression douce et ferme sur la moto du voisin pour qu’il s’écarte un peu, mais tout se passe dans une atmosphère "bon enfant". Combien de fois ai-je accroché involontairement le rétroviseur d’un voisin d’embouteillage ?

En France, j’aurais eu droit à des remarques bien senties sur mes capacités à conduire un tel véhicule. Ici, rien de tel. Un échange de sourire, un geste d’excuse, on remet le rétroviseur en place, et tout est oublié. Parfois, les visages sont un peu tendus, surtout s’il y a un horaire à respecter, mais cette tension n’explose jamais sur un partenaire d’embouteillage. C’est pour moi l’occasion d’apprendre une deuxième leçon de vie sociale au Vietnam : «Quand on est dans la même galère, inutile d’en rejeter la faute à autrui», surtout si on encoure la même asphyxie par fumée de pots d’échappements. Et maintenant, avec les embouteillages de voitures, croyez-moi, il faut de la bouteille pour arriver à s'extirper du bouchon !

Gérard Bonnafont/CVN

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