Au temps de la famine (suite)

De l’écrivain Kim Lân, décédé il y a quelques années à 87 ans, je garde le souvenir d’un homme modeste et réfléchi, qui n’aimait pas intervenir dans les discussions. Il est l’auteur de beaucoup de nouvelles sur la vie des paysans pauvres.

>>Au temps de la famine

Suite et fin de l’extrait de la nouvelle Vo nhat (Une femme prise au hasard), traduit par notre regretté ami Georges Boudarel. L’action de ce récit se déroule à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les Japonais ont occupé le Vietnam, gardant à leur service l’administration coloniale française pétainiste. Sous ce double joug, les paysans vietnamiens doivent verser du riz pour constituer des dépôts de provision japonais, ce qui a causé deux millions de morts de famine. Face à cette mesure draconienne, le mouvement patriotique Viêt minh (La Ligue pour l’indépendance du Vietnam) dirigé par Hô Chi Minh, mobilise ses membres et les paysans pour prendre d’assaut les dépôts et distribuer le riz au peuple. Cet extrait décrit un aspect de cette agitation populaire qui contribue à l’éclosion de la Révolution d’Août 1945 qui met un terme à la colonisation française.

- Alors c’est aujourd'hui que je t’invite.

Une lueur illumina les yeux caves de la femme :

- Attention ! Je mangerai pour de bon !

Et sur ce, elle s’assit, prit une paire de baguettes et enfourna coup sur coup quatre bols de bouillie de riz.

- Quand ta femme saura ce que tu as dépensé, tu seras bien reçu, lui dit-elle quand elle eut fini.

Il riait.

T'occupe pas de ma femme, je ne suis pas marié. Si tu veux de moi, va charger la charrette et amène-toi.

La nouvelle Vo nhat (Une femme prise au hasard) décrit la vie des paysans touchés par la famine en 1945.

L’acceptation à l’improviste

Qui aurait cru qu'elle le prendrait au mot ? Sur le coup, il en avait eu le souffle coupé. Il ne savait même pas où trouver du riz pour lui et il se payait le luxe d’une femme. Dans la ruelle on entendit toussoter. Une vieille se traînait vers la maison, en marmonnant ses comptes.

- Ma maman est de retour ! s’écria Tràng en courant au devant de la vieille. Pourquoi rentres-tu si tard ? Je brûlais d'impatience.

- Qu’est-ce qu'il y a donc ?

- Entre donc, tu verras.

La vieille pressa le pas. Au milieu de la cour, l'étonnement la cloua sur place. D’où sortait-elle, celle-là qui s’était assise à la tête du lit de son garçon ? Pourquoi l'appelait-elle maman ? Elle cligna des yeux et dévisagea encore une fois l’étrangère, mais en vain. La femme, la croyant sourde, la salua une seconde fois :

- Alors, maman, vous êtes de retour ?

- Tiens, lui dit Tràng, ma femme te dit bonjour. Puis se rapprochant d'elle :

- Nous sommes mariés pour la vie... Après tout, c'est le destin...

La belle mère et sa bru

La vieille comprit et du même coup elle vit tout ce qui les attendait. Juste Ciel ! Les gens se mariaient aux jours heureux dans l’espoir d’avoir des enfants. Son garçon... Du coin de ses yeux chassieux, deux grosses larmes roulèrent sur ses joues... Savait-on seulement s’ils arriveraient tous les deux à tenir jusqu’après la famine ?

La vieille se racla la gorge :

- Moi aussi, j’en suis bien contente.

Tràng se sentait plus léger.

Il toussota et sortit dans la cour.

- Nous sommes pauvres, ma fille, disait la vieille à sa bru.

Il faudra gagner votre vie. Qui sait ? La chance peut vous sourire.

La vieille se tourna vers la cour. Dehors, tout était noir. Au loin, la traînée lumineuse du fleuve serpentait à travers les rizières. Dans une maison voisine, on brûlait des herbes sèches pour chasser l’odeur d’un mort et le vent ramenait sur elle cet air imprégné de fumée acre. Tràng rentra pour dire à la femme d’enlever sa veste et de coucher, mais il la vit toute triste au pied du lit et il n’osa pas. Il prit un tabouret pour s’asseoir tout près d’elle et tous deux restèrent côte à côte sans trouver les mots qu’il aurait fallu. La lampe mettait dans la pièce une note d’intimité et étirait leurs ombres sur le mur. Dehors, le vent semblait chuchoter avec la nuit. Dans le silence de cette étrange lune de miel se glissaient par instants les pleurs d’un voisin inconnu qui sanglotait. Tràng s’assit tout contre elle et souffla la lampe. Dans la nuit noire, l’inconnu sanglotait toujours...

Vo nhat est l’une des œuvres littéraires les plus enseignées au lycée. Elle est même un thème de prédilection des lycéens dans l’écriture des sketchs ou courts-métrages.

Le soleil était déjà haut quand il se leva comme au sortir d’un rêve. Il avait encore de la peine à y croire. Tràng sortit dans la cour, clignota des yeux et soudain découvrit quelque chose d’anormal autour de lui. Tout était balayé, propre, bien à sa place. Le linge qui traînait dans la maison séchait dans la cour. Les grosses jarres toujours à sec étaient pleines à ras-bord. Plus de tas d’ordures.

Sa mère arrachait les mauvaises herbes. Sa femme balayait et il entendait crisser chaque coup de balai sur la terre. Toutes ces choses si banales le remuaient au plus profond. Voilà que tout d’un coup, d’étranges liens le liaient à celte maison. Il avait un foyer. Il y aurait des enfants. La maison, douce comme un nid, un toit contre la pluie et le soleil brûlant. Alors un flot d’une joie débordante l’inonda, il fit quelques pas jusqu’au milieu de la cour en cherchant ce qu’il pourrait bien faire lui aussi.

Le repas amer fait pitié

La vieille dit à sa bru :

- Il est debout. Dépêche-toi de servir le riz. La femme disparut dans la cuisine. Comment la fille mal embouchée qu’il avait connue au chef-lieu avait-elle pu devenir si douce et si correcte ? La vieille, elle aussi, n’avait plus l’air renfrognée. Elle s’affairait pour achever le balayage. Comme s’ils s’étaient tous mis dans la tête d’égayer cette masure, leur vie pourrait changer.

Le repas faisait pitié. Sur un van déchiré, une poignée de fleurs de bananier hachée, une assiette de sel et une petite marmite de bouillie de riz qui leur parut délicieuse. La vieille parlait de ses projets. Mais la conversation s’arrête soudain. À peine deux bols chacun et déjà ils avaient vidé la petite marmite de bouillie plus que délayée.

- Attendez, j’ai une surprise, dit la vieille en souriant.

Elle revint avec une marmite fumante :

- De la soupe sucrée. Vous m’en direz des nouvelles.

Quand la bru prit le bol que la vieille lui tendait, ses yeux s’assombrirent, mais sans rien laisser paraître, elle commença à avaler. Tràng reçut le second bol. Sa mère avait un sourire engageant :

- C’est du son, mais je connais plus d’une maison où on serait bien content d’en avoir.

Il ne put retenir une grimace tant c’était amer. Ils ne se dirent plus un mot, penchés sur leur bol pour en finir avec cette soupe. Tout leur semblait amer. Dans la maison commune, le tam-tam retentit soudain. Les corbeaux s’envolèrent des kapokiers pour tournoyer dans le ciel.

La bru marmonna :

- Pourquoi cette sonnerie ?

- Pour les impôts.

On paye donc encore les impôts par ici ? Il y eut un silence. Du côté de Thai Nguyên, on refuse de payer, ajouta-t-elle. Même qu’on prend d’assaut les dépôts des Japons pour distribuer à ceux qui ont faim.

La grosse figure de Tràng s’était tendue, soudain grave. Le son qu’il mastiquait depuis un moment n’était plus dans sa bouche qu’un déchet amer. Il songeait…

- Les Viêt minh ? demanda-t-il, la bouche pleine.

Il revoyait soudain la digue Sôp noire de monde, la foule comme un fleuve qui déborde. Avec de grands drapeaux rouges en tête. Il avait vaguement entendu dire ce jour-là que c’étaient les Viêt minh qui allaient piller le paddy. Mais toutes ces choses l’avaient tellement effrayé qu’il s’était dépêché de faire demi-tour.

Ainsi donc, ils allaient distribuer le paddy à ceux qui avaient faim ! Et soudain il eut un regret, un regret vague, indéfinissable. Dans la maison commune le tam-tam continuait à sonner à coups précipités. Tràng restait songeur. Il revoyait la foule d’affamés qui avançait derrière de grands drapeaux rouges.

Huu Ngoc/CVN

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