Aile ou cuisse ?

Ne pas être dans son assiette signifie ne pas être au mieux de sa forme. Et il est parfois des choses que l’on ne souhaiterait pas avoir dans son assiette pour rester au mieux de sa forme.

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Le poulet rôti, plat préféré des Français.

En français, le mot «poulet» peut avoir plusieurs sens. Le plus connu est le gallinacé qui, rôti, fût pendant longtemps le roi des repas dominicaux. Moins connu, il désigne le billet doux que l’on envoyait à l’élue de son cœur. Plus trivial, il peut servir à désigner le représentant de la force publique dont le contrevenant peut susciter l’ire.

Aujourd’hui dans ce numéro, je ne vais pas écrire une tranche de vie sous forme de poulet qui pourrait me devoir la visite de poulets, mais bien vous parler du poulet qui, dans l’assiette, devient une des marques de l’hospitalité vietnamienne.

Repas en souplesse

Ce jour-là, je suis invité chez des amis. Une réunion de famille pour célébrer l’entrée de la fille aînée à l’université. Soucieux des convenances, je m’arrête devant un étal de fruits pour garnir ma besace de pommes-cannelles, pamplemousses, fruits du dragon, mangues, papayes…Si en France, quand on est invité, on vient avec une bouteille de bon vin, au Vietnam, on vient avec un verger. Je prends encore le temps de rafler au passage un bouquet de fleurs rouges orangées dont j’ignore totalement le nom, mais qui me semble du meilleur effet pour offrir à la maîtresse de maison.

Je tâtonne ma poche pour vérifier que la petite enveloppe garnie destinée à l’héroïne de la soirée est bien là et je me hâte vers la maison de mes amis. Un grille grande ouverte, des motos garées à la «va-comme-je-te-pousse» dans une petite courette, un chien tout poilu qui vient me saluer en frétillant de la queue. Je pénètre dans la pièce d’accueil qui sert à la fois de salon, de garage à moto pour la nuit et de salle à manger. C’est d’ailleurs à cette fonction qu’elle est destinée pour l’heure ce qui n’est pas pour me rassurer.

Lors des réunions familiales, les Vietnamiens préfèrent s'installer en tailleur sur une natte pour prendre le repas.

En effet, au Vietnam, une réunion de famille réunit la famille. C’est-à-dire, non seulement parents et enfants, mais aussi beaux-frères et belles-sœurs, oncles et tantes, grands-parents si possible, plus quelques cousins et cousines, soit une quantité de personnes bien plus importante que ne peuvent contenir les six ou huit chaises qui entourent la table de la salle à manger. Donc, plutôt que de manger autour d’une table, on opte pour prendre le repas sur la table.

Entendez par là, que les meubles sont poussés le long des murs pour laisser la place à une grande natte d’osier que l’on déroule au centre de la pièce. C’est sur cette natte que l’on dispose humains, victuailles et service de table. Serrés les uns contre les autres, les convives s’installent en tailleur pour picorer de leur baguette dans les différents plats.

Or, là où le bât blesse, c’est que pour moi, m’asseoir en tailleur et y rester pendant plus d’une heure sont une souffrance insupportable! Mes genoux, mes hanches, mes cuisses, mon dos…, tous me rappellent que je viens d’une culture de la chaise et de la posture raide, alors qu’ici la souplesse règne de façon incontestable. Heureusement, mes amis, soucieux de m’éviter l’ankylose définitive, m’offrent un petit tabouret auprès du mur. Sans vergogne, je m’installe donc à cette place d’honneur parfaitement adaptée à ma condition d’étranger, objet de toutes les attentions.

Patte en mains

Et des attentions, je ne vais pas en manquer ! À commencer par celle qui consiste à offrir la meilleure part à l’invité. Sans doute de quoi satisfaire les gourmands ou les gourmets. En effet, rien de plus appréciable que de déguster un savoureux sot-l’y-laisse, ou encore un tendre suprême, ou de fines aiguillettes. Autant de filet de chair que l’on extrait habilement de la carcasse d’un magnifique pou let rôti à souhait. Sauf qu’au Vietnam, la façon de découper le poulet diffère quelque peu de celle que j’ai appris en Occident.

Ici, on va à l’efficace. Du côté de la Seine, on effile, on incise, on contourne, on décolle et on dresse. Chaque morceau prend sa place dans le plat de service : cuisses, filets, ailes, etc. Du côté du fleuve Rouge, on tronçonne, on brise, on morcelle. Le poulet devient des fragments d’os et de chair mêlés qui s’amoncellent dans l’assiette. Je dois dire que j’ai toujours admiré l’extraordinaire habileté des Vietnamiens à saisir ces morceaux avec des baguettes et de rapides coups de dents, à en ingurgiter ce qui est consommable.

Au Vietnam, on découpe le poulet en fragments d’os et de chair mêlés qui s’amoncellent dans l’assiette.

Pour ma part, je suis obligé d’y mettre les doigts et de grignoter chaque morceau à l’instar de ce que je ferais avec un épi de maïs. Mais pour l’heure, la question ne se pose pas puisque j’ai droit au meilleur morceau de la volaille : les pattes. Pas la cuisse, ou même le pilon, mais bien la patte, griffue et recouverte d’une peau d’apparence écailleuse. Là où je suis né, ce morceau ne figure même pas sur la liste de ce qui est comestible, mais ici c’est le morceau de choix. Et impossible de me défiler : le bát (bol) contenant les pattes m’a été remis avec un tel sourire.

Les yeux des convives braqués sur moi s’attendent à ce que j’apprécie à sa juste mesure le présent qui m’est offert. Je perçois même chez certains le regret de ne pouvoir en profiter. S’ils savaient combien j’échangerai volontiers mes pattes en un seul morceau contre leurs cuisses en plusieurs morceaux ! En essayant de garder contenance, je me lance en un parcimonieux grignotage du bout des incisives, arrachant de minuscules morceaux gélatineux et cartilagineux.

J’ai beau essayer de me convaincre que ces pattes ont des vertus reconnues pour améliorer la beauté des femmes et qu’elles sont traditionnellement réputées bénéfiques pour la croissance, la peau, les ongles et les articulations des enfants, j’ai quand même du mal à apprécier. Au cours du repas, j’aurai quand même du mal à réfréner l’envie d’arracher furieusement le morceau de chair bien grasse, des mains de mon voisin, et n’en faire qu’une bouchée.

Bon, finalement, tout ça ne casse pas trois pattes à un poulet.


Gérard Bonnafont/CVN

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