Ça passe sans problème

Être prudent est une qualité indispensable à qui veut anticiper les situations de danger possible. Très utile donc pour éviter de recevoir le ciel sur la tête ou pire encore ! Sauf que, contrairement au ciel, la notion de «danger possible» ne semble pas universelle.

Je pensais faire partie de ces individus qui gardent leur calme en toute occasion. Plutôt du genre sang-froid que bouillonnant, j’avais depuis longtemps remisé stress et nervosité au fond d’une malle dans le grenier des émotions inutiles. Pour moi, les dangers devaient être mesurés à leur juste proportion en cherchant des solutions pour s’en protéger ou y échapper, plutôt qu’en laissant son cerveau reptilien se vautrer dans la panique et la terreur inappropriée. En m’installant ici, j’ai trouvé mes maîtres. Ayant été élevé dans un pays où le principe de précaution est érigé en dogme, je continue à m’étonner de la façon dont le Vietnamien considère le risque ou plutôt paraît ignorer le concept même de risque !

Sans retenue

Une quelconque route au Vietnam : la voiture roule lentement, le conducteur respecte scrupuleusement la vitesse limitée à 40 km/h en ville et 80 km/h maxi sur route. Le passager peut se sentir en sécurité, et admirer les paysages et les scènes de la ville qui défilent sous ses yeux. Heureux est-il d’ignorer que cette consciencieuse conduite n’est pas due à une prudence responsable, mais tout simplement à l’attention portée à l’épaisseur du porte-monnaie, qui pourrait être mise à mal par un radar judicieusement placé. Que les insouciants qui s’imaginent pouvoir impunément rouler à toute vitesse sur les routes vietnamiennes le sachent : le radar n’est pas étranger au Vietnam, où il se fond savamment dans le paysage. En fait, on ne découvre son existence que par l’apparition soudaine d’un policier agitant son bâton de signalisation devant le nez du véhicule, signifiant ainsi au contrevenant qu’il y a un Code de la route à respecter ici comme ailleurs, amende à l’appui. Mais qu’importe la raison du vertueux pilotage de notre chauffeur, le résultat est là : aucun souci à se faire, laissons nous conduire !

Prendre la route au Vietnam n’est pas sans risque, que ce soit à pied, en vélo, moto ou en voiture.
Photo : Hoàng Hung/VNA/CVN

Soudain, l’arrière d’un camion semble couvrir l’écran vitré du pare-brise. Il traîne péniblement un chargement de bois et de pierres qui font souffrir sa suspension. De lézard, nous devenons lièvre derrière une tortue. Or, si respecter la vitesse est une chose, accepter de respecter la vitesse des autres en est une autre. Je serais au volant, j’attendrais la première ligne droite et la voie libre pour dépasser l’impudent qui ralentit mon allure. Ici, non, puisque je dois doubler, je double. Et là, en général, deux cas de figure peuvent se produire.

Première possibilité : nous sommes en ligne droite, mais un énorme bus arrive à toute allure, klaxon tonitruant. Qu’importe ! Mon chauffeur déboîte, accélère et, tel un taureau de combat face au torero, fonce sur le bus. Spectateur impuissant, je sens mon sang-froid se liquéfier, mes muscles détendus se tétaniser, mes mains relâchées se crisper. Augmentation du rythme cardiaque, hyperventilation, métabolisation rapide des sucres, rétrécissement des pupilles, décharge d’adrénaline : je présente en un dixième de seconde tous les symptômes de la panique la plus totale ! Je vois défiler, en un clin d’œil, ce qui a marqué ma vie : les Noëls de mon enfance, les amours d’été, et mon banquier. Je vérifie mentalement que mes primes d’assurance sont à jour et que ma famille est à l’abri du besoin, puis je m’apprête à aller retrouver ma «cụ bà» (arrière-grand-mère).

Les mufles respectifs de notre voiture et de l’imposant bus se rapprochent, le camion que nous doublons semble brusquement reprendre de la vigueur et reste à notre hauteur. C’est sûr ça passera pas. Je jette vite fait un coup d’oeil sur mon chauffeur, m’attendant à le voir en sueur, regard halluciné, taraudé lui aussi par la peur. C’est un visage parfaitement détendu que j’aperçois, presque étranger à la situation périlleuse que nous affrontons. C’est pire que je ne croyais ! J’ai sans doute affaire à un inconscient qui ignore totalement les lois respectives de la vitesse et de la physique des corps. C’est ignorer l’art des Vietnamiens à faire d’une route à deux voies une route à trois ou même quatre voies. En une veronica extraordinaire, le bus s’efface devant notre voiture, qui en profite pour se glisser, en une fraction de seconde, entre le nez du bus et celui du camion.

Pendant quelques instants, j’ai l’impression d’être une noisette dans un casse-noix prêt à se refermer. Brusquement, l’horizon et mon avenir s’éclaircissent, les deux monstres sont derrière nous, la route est libre, je reviens à la vie. Mon organisme se relâche, et si je n’y prêtais attention, j’aurais tendance à tout relâcher. Dans cette douce euphorie qui suit les moments de tension extrême, j’ai quand même une pensée émue pour les deux motos, le piéton, le chien, et les poulets, qui partageaient le petit bout de route au moment où nous avons réussi à nous faufiler. Un bref regard dans le rétro me prouve qu’ils ont, eux aussi, échappé au pire. Par quel miracle, je ne veux pas le savoir ! Mon compagnon d’habitacle est toujours aussi décontracté, comme si rien ne s’était passé. Il est même tellement serein qu’il en profite pour téléphoner, alors que là, à quelques centaines de mètres devant nous, un nouveau camion bloque notre trajectoire, et qu’un porte-conteneurs profile son immense calandre sur la voie de gauche…

Sans visibilité

Seconde possibilité : le camion qui nous ralentit est toujours présent, mais cette fois nous sommes dans un virage, sans visibilité, au sommet d’une côte !

Sans être considéré comme compulsivement tatillon, j’attendrais que la courbe s’infléchisse, que la côte s’affaisse, pour que mon regard puisse porter assez loin et vérifier que la route est dégagée, avant de doubler. Mais je ne suis pas au volant, et ma logique n’a pas d’effet ici. Sans ralentir, notre véhicule double le camion en plein virage : on ne va tout de même pas attendre de retrouver la rectitude de la chaussée. Quand on est seul sur la route, un virage c’est tellement court que l’on prend le temps de freiner pour mieux en profiter. Mais quand on est passager et que l’on roule du côté gauche en côtoyant un mastodonte, un virage c’est long, très long, interminable !

Outre la sensation de panique décrite ci-dessus, s’y ajoute l’angoisse du joueur de poker ou de roulette russe : il a du jeu ou il n’a pas de jeu, il y a une balle dans le barillet ou il n’y en a pas ? Pour l’heure, c’est : il y a un véhicule en face ou il n’ y en a pas ?

Si pour certains ce genre de paris émoustille les sens, pour moi ça émoustillerait plutôt ma vessie ou mes intestins !!! Cette fois, il n’y a pas d’infortuné qui venait en face, mais la prochaine fois.

La prochaine fois ? Pas grave, me répondrait le chauffeur, on passera quand même. Car c’est là le pire, combien de fois me suis-je trouvé nez à nez avec une voiture, une moto, un bus, un camion, un buffle… dans un virage, et à chaque fois par des pas de côtés, des évitements de dernière seconde, des glissements latéraux, les protagonistes se faufilent, s’insinuent dans l’espace libre aussi restreint soit-il. Et hop ! Le tour est joué.

Mais finalement, le plus angoissant, c’est l’absence totale d’inquiétude de la part de mes concitoyens. Quand je leur dis que c’était dangereux et qu’il aurait pu nous arriver quelque chose, ils me répondent que ce n’est pas dangereux puisqu’il ne nous est rien arrivé.

C’est vrai quoi ! Pourquoi parler de ce qui aurait pu se produire mais qui ne s’est pas produit ?

Gérard BONNAFONT/CVN

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