À la Toussaint

Huu Ngoc (photo ci-dessous) a passé une Toussaint à Paris. Il est allé au cimetière du Montparnasse avec un ami français. Il lui a récité le poème Appel aux âmes errantes du poète vietnamien Nguyên Du.

Il me souvient d’avoir passé une Toussaint à Paris, il y a peut être plus de dix ans. Ce 1er novembre là, il faisait un véritable temps de Toussaint, gris et froid. Je suis allé au cimetière du Montparnasse avec un ami français, homme de lettres. Nous avons naturellement pensé aux morts et parlé de la mort. Je lui ai parlé du Jour des Morts vietnamien et lui ai récité le poème Appel aux âmes errantes de notre poète national Nguyên Du (1765-1820).

D’après les anciennes croyances vietnamiennes, les âmes de ceux qui périssent de malemort et de tous ceux qui meurent sans laisser d’enfants pour perpétuer leur culte sont condamnées à mener une vie errante dans le Monde des Ténèbres. Une cérémonie pour leur absolution était célébrée chaque année, au 15e jour du 7e mois lunaire.

Cet Appel aux âmes errantes de Nguyên Du est un «văn tế» (oraison funèbre) rédigé à cette occasion. Par son accent pathétique, son humanisme profond et ses méditations sur la vanité des choses de ce monde, il suscite à certains égards une comparaison avec deux morceaux célèbres de la littérature anglaise qui, bien entendu, relèvent d’une inspiration et d’une conception du monde tout à fait autres : la visite de Hamlet et de Horatio au cimetière de l’Elseneur dans Shakespeare et l’Elégie écrite dans un cimetière de village de Thomas Gray.

Nguyên Du, un grand poète vietnamien.

Appel aux âmes errantes

(Nguyên Du)

En cette septième lune, la pluie, sans fin, sanglote

Des haleines glaciales pénètrent les ossements desséchés,

ô tristesse désolante d’un soir d’automne !

Les roseaux à perte de vue blanchissent.

Une à une tombent les feuilles jaunies des platanes.

Parmi les peupliers s’attarde le jour agonisant,

Et sur les poiriers, la rosée sème ses larmes.

Quel cœur humain ne se sent pas en peine ?

Triste est ce monde de Lumière,

Combien plus triste le Royaume des Ombres !

Dans la nuit éternelle, au sein des ténèbres profondes,

Manifestez-vous, mânes, par des lueurs tremblotantes.

Pitié pour les dix milles créatures !

Leurs âmes, à la dérive, flottent en des terres étrangères.

Pour elles, aucun encens ne brûle,

Esseulées, elles errent nuit après nuit.

Où sont maintenant les nobles et les plébéiens ?

Peut-on encore parler de sagesse et de sottise !

En ce début d’automne, sur l’Autel de la Rémission

La branche de saule est aspergée d’eau lustrale.

Puisse Bouddha miséricordieux leur accorder l’absolution

Les délivrer de la souffrance, les conduire vers l’Ouest promis.

Il y en a qui ambitionnaient le chemin de la gloire

Ils rêvaient de conquérir fleuves et monts.

Pourquoi évoquer les ardentes joutes du pouvoir ?

Le cœur se serre à penser aux affres de l’infortune

En un instant, la foudre écrasa leurs palais.

Contre le sort d’un pauvre, ils n’auraient pu troquer le leur.

Richesse et grandeur appellent haine et vengeance.

Le sang à flots a coulé, les os se résolvent en poussière.

La bande des délaissés (1) rôde en grelottant

Fantômes décapités, ils gémissent au long des nuits hantées de pluie

Ames errantes, connaîtriez-vous jamais la délivrance ?

Où sont celles qui se pavanaient dans les palais aux canneliers

Derrière les tentures peuplées de phénix et de tubéreuses ?

L’orage a fondu, les trônes changent de mains,

Feuilles au vent, elles ne savent où échouer.

Du haut des palais, elles ont chu dans les flots.

Se brisent la broche et le vase, fragile est leur destin

Où sont la ronde des galants et les rires d’antan ?

Leurs paupières sont closes, nul ne vient ramasser leurs ossements

Hélas ! Aucun encens ne brûle en leur mémoire,

Elles errent le long des ruisseaux, parmi les buissons

Pitié pour leurs frêles mains, leur corps délicat,

Elles se flétrissent avec les années, se fanent avec les nuits.

L'oeuvre Appel aux aames errantes du poète vietnamien Nguyên Du.

Voici les dignitaires de brocart habillés

D’un pinceau écarlate, ils paraphaient les sentences de mort.

Dignes émules de Quan, Cat, Y et Chu (2)

Ils possédaient le savoir et l’art de gouverner.

Une horde de fantômes assiègent leur tombe éparse.

Mille taëls d’or n’auraient pu les racheter.

Leurs somptueux pavillons ont volé en éclats

Sur leur passage, pas ‘ombre d’un être cher

Pour leur offrir un bol d’eau ou un brin d’encens

âmes solitaires qui trébuchez sur les chemins déserts.

Lourd est votre Karma et lointaine la voie du Salut.

Voici les guerriers qui dressaient les plans des batailles

Ils fonçaient dans le feu, cherchant à ravir le sceau du commandement.

L’orage grondait, la foudre tonnait.

Cent familles jonchaient de cadavres le chemin de gloire d’un seul homme.

Mais bientôt, par une balle erratique fauchés,

Ils sont tombés, amas de chair et de sang.

Sur des rivages inconnus, à jamais perdus.

Leurs os vermoulus, dans aucune sépulture, ne dorment.

La pluie, aux hurlements du vent, mêle ses gémissements.

Le ciel et la terre baignent dans les vapeurs de l’au-delà.

Prairies et forêts sont voilées de tristesse ;

Automne et hiver, personne n’évoque leur mémoire.

Il y en a qui cherchaient à faire fortune,

L’argent leur enlevait sommeil et appétit.

Ils n’avaient pas d’intimes au sein de leur famille.

À qui léguer leurs richesses, et leur mémoire,

À qui confier leurs vœux, au moment du dernier soupir ?

Tels des nuages, les biens terrestres se dissipent.

De leur vivant, l’argent coulait à flot

Morts, ils n’ont emporté le moindre denier.

Des voisins ont versé quelques larmes de commande,

Un vulgaire cercueil, des torches fumeuses, et on vous a ensevelis.

Vous errez, indécis, dans les rivières inondées,

Où trouver un peu d’encens, une goutte d’eau lustrale ?

Il y en a qui briguaient la voie des concours

Ils traînaient leur vie de cité en cité,

Abandonnant leur foyer, automne après automne,

Mais aux belles lettres, peut-on confer son destin ?

Frappés par les vents et les pluies, échouant dans un lit d’auberge,

Ils ont été sevrés des soins de la femme et des enfants.

Hâtivement, sans rites et sans façon, on les a enterrés

Pas un parent, pas un ami, rien que des étrangers,

Bien loin se trouve la terre des ancêtres.

Les morts en long et en large jonchent le cimetière

Vous séjournez, solitaires, au milieu de l’indifférence

Sous la lune blafarde, aucune trace d’encens.

Vue aérienne du cimetière du Montparnasse à Paris.

Il y en a qui voguaient sur les fleuves et les mers,

Le vent d’Est, à l’horizon, inclinait leurs voiles.

Un typhon, au milieu du courant, s’est déchaîné,

Et les voilà, sous les ondes, la proie des requins

Il y en a qui battaient les routes pour commercer,

Les épaules brûlées par la palanche de bambou,

Un moment, le soleil et le vent se firent cruels,

Leurs mânes, sur des voies inconnues se sont égarés.

Il y en a qui, embrigadés de force.

Et, pour le mandarin, devaient se séparer des leurs.

Une gorgée d’eau boueuse, une bolée de riz mal cuite,

Sur mille lieues poudreuses, une vie harassante.

En temps de guerre, l’homme vaut moins qu’une ordure,

Ils étaient voués aux caprices des flèches et des balles.

O feux follets qui frissonnez et gémissez

À fendre le cœur, dans la nuit noire !

Il y en a qui gâchait toute leur existence

À vendre charmes et sourires dans leur printemps

L’âge venant les voici, seules, désemparées,

Où trouver un mari, un enfant, qui les aidait ?

Vivantes, elles avaient vidé la coupe d’amertume,

Mortes, elles humaient la soupe sur des feuilles de figuier (3)

Tel est leur destin, et qui en sait les raisons ?

Il y en a qui vagabondaient toute l’année

Dormant à même le sol, sous l’arche des ponts.

Hélas ! C’étaient des hommes comme les autres

Mais il vivaient d’aumônes et mouraient au bord des chemins.

Il y en a qui pourrissaient iniquement en geôle,

Un lambeau de natte couvrait leur corps décharné,

Leurs os ont été enfouis au pied des remparts.

De cette injustice, jusqu’à quand pourraient-ils ne se laver ?

Voici les enfants nés sous des signes néfastes,

À l’heure de leur naissance, la mort aux parents les ravissait.

Qui maintenant les berce et les promène ?

Leurs pleurs, entrecoupés, vous déchirent le cœur.

Et voici ceux qui mouraient noyés

Tombés des arbres, ou précipités dans les puits,

Emportés par les torrents ou les incendies,

Dévorés par les monstres de la montagne ou de la mer.

Attaqués par les loups et les éléphants,

Des mamans enfantaient, mais perdaient leurs enfants

Et combien malheureuses celles qui toujours avortaient !

Les Vietnamiens ont tradition de visiter les cimetières, de procéder à la toilette des tombeaux pendant la fête Thanh Minh (fête pure clarté) qui tombe entre les 3e et 4e mois lunaires, période où le ciel est le plus serein.

Le sort les a frappés, au milieu du chemin

L’un après l’autre, ils ont franchi le Pont de la Résignation (4)

À chacun son Karma, à chacun sa destinée,

Tous voient leurs âmes dispersées à tous les vents,

Elles se blottissent sur un talus, dans un buisson.

Cherchent refuge dans un ruisseau ou un nuage,

Elles errent sur les herbes ou à l’ombre des arbres,

S’attardant en quelque auberge, ou sous l’arche d’un pont.

Elles cherchent asile dans les temples et pagodes,

S’installent au coin des marchés ou sur la berge d’un fleuve.

Elles vagabondent au milieu des landes désertes,

Traînent parmi les tumulus, les joncs et les bambous.

Mille misères les assaillaient, vivants,

Leurs entrailles se dessèchent, tordus par le froid.

Des années durant, exposés aux vents et aux pluies,

Ils gémissent sur le sol nu, sous une couverture de brume.

Les voici, au chant du coq, se hâtant de disparaître

Pour se montrer à nouveau, furtivement, le soleil éteint.

Pêle-mêle, les enfants sur les bras, les vieillards en queue,

Ils promènent au hasard leurs pas indécis,

Faisant frissonner la terre sous leurs gémissements

âmes en peine, venez écouter la prière !

Puisse Bouddha vous délivrer du cycle des Existences

Et sa lumière dissiper ténèbres et souffrances.

Que sa Paix règne sur les quatre mers et continents !

Que toute tristesse soit lavée, toute haine noyée !

Que Bouddha dans sa toute puissance et par le Véhicule de sa Loi

Libère les Trois Univers et les Dix points cardinaux !

Qu’en tête du cortège marche allègrement un Bodhi

Dont la bannière guide le monde des créatures,

Que le pouvoir immense de Bouddha

Les réveille de la torpeur des illusions !

Quelle que soit votre appartenance, parmi les dix catégories de créatures,

Hommes et femmes, enfant et vieillards, tous venez écouter la prière !

La vie éphémère est à l’image d’une écume.

Il est dit : «Les mondes multiples ne sont que néant».

Que bouddha habite vos cœurs,

Et vous vous libérerez du tourbillon des renaissances (5).

Sur l’autel de la Miséricorde, sous le signe du Maître,

Nous vous offrons une soupe maigre, un peu d’encens,

Quelques morceaux d’étoffe, des ex-voto, juste de quoi servir de viatique pour votre voyage au Ciel.

Vous tous qui venez, restez,

Ne méprisez point ces offrandes du cœur,

La Grâce les décuplera et les centuplera,

À toutes les créatures, le Maître également les répartit.

À tous, la miséricorde de Bouddha apporte le salut

Ne craignez point les maléfices de l’être et du néant.

Gloire à Bouddha, à sa Loi, à la Communauté !

Huu Ngoc/CVN

1. Littéralement : les «sans héritiers», ceux qui meurent sans laisser d’enfants pour entretenir leur culte.

2. Grands dignitaires des royaumes chinois antiques.

3. Dans les cérémonies aux âmes errantes, les offrandes étaient présentées sur des feuilles.

4. Pont des Enfers.

5. L’âme libérée n’est plus obligée de se réincarner et de renaître.

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