Janine ne vient pas cet automne

Nous sommes atterrés d’apprendre la nouvelle du décès subit de Janine Gillon. Nous ne pouvons croire qu’elle manquera son prochain rendez-vous avec le Vietnam. Depuis des années, chaque automne nous l’attendions avec impatience.

Le Vietnam, c’est sa seconde Patrie, et même plus dans un certain sens. Elle m’a dit une fois : «J’ai du sang vietnamien dans mes veines». Je ne lui ai jamais demandé des précisions à ce sujet, cela importe peu. L’essentiel, j’en suis sûr, c’est qu’elle a un cœur de Vietnamien, un cœur qui n’a cessé de battre au rythme des joies et des peines de notre peuple.

Cet automne, Janine ne viendra pas se balader dans le dédale de ruelles du vieux quartier de la capitale, méditer au temple de la Littérature, faire le tour des marchés pour goûter de fameuses quà (collations) hanoiennes et pratiquer son vietnamien avec leurs marchandes, présenter la littérature française à l’Université, grignoter des cacahuètes en devisant avec ses nombreux amis, anciens et nouveaux.

Le Vietnam perd en Janine un ami dévoué et dynamique, un admirable exportateur francophone de sa culture un lien d’amitié indéfectible entre nos deux peuples.

Tous les ans, Janine se faisait un devoir de venir au Vietnam pour enseigner à titre bénévole à l’Université de Hanoi où elle tenait à actualiser les connaissances sur la littérature française, classique et actuelle.

La culture vietnamienne, un banian

Les étudiants, et même les professeurs en lettres me rappellent avec enthousiasme ses cours et conférences, basés sur une érudition solide et un esprit d’analyse remarquable. Ils étaient ravis de connaître les tendances en cours, les nouveautés et prix littéraires.

Le CID Vietnam (Centre d’information et de documentation sur le Vietnam contemporain) que Janine dirige avec l’historien Alain Ruscio est une contribution importante à la diffusion des connaissances sur notre pays. «Depuis plus de dix ans, elle s’était totalement investie dans le travail de cette organisation, participant en permanence à la réussite de ses initiatives, veillant en particulier au contenu et à la périodicité du site et du bulletin où bien des notes de lecture étaient dues à sa plume» (Alain Ruscio).

Tous les ans, Janine (droite) se faisait un devoir de venir au Vietnam pour enseigner à titre bénévole à l’Université de Hanoi. Janine Gillon nous a quittés le 30 septembre dernier, après avoir fêté son 80e anniversaire.

La traduction en français d’œuvres littéraires vietnamiennes préoccupe Janine. Elle la considère comme un sacerdoce, étant hantée par l’adage «Traduttore, traditure». Elle est consciente de l’immense difficulté de transposer le vietnamien, langue synthétique musicale et émotionnelle en français, langue analytique et cartésienne. Son grand souci, c’est de ne pas laisser échapper la poésie des mots, des expressions et des tournures de la langue vietnamienne. Elle traduit toujours en duo avec un traducteur vietnamien francophone afin de déceler les correspondances secrètes entre les deux langues.

Pour elle, la langue, la culture du Vietnam, sont un banian : «Cette poésie, enfouie au fond du cœur de chaque Vietnamien, jaillit parfois à fleur de mots… à nous de savoir la capter et la traduire, avec nos outils cartésiens. Sans trahir ! Surtout, sans trahir ! Peut-être en songeant au banian ?

Car nous savons bien qu’au Vietnam, le banian hante l’imaginaire du peuple. Il me plaît donc de comparer la langue vietnamienne à cet arbre séculaire qui, avec la haie de bambous, l’aigrette et le buffle symbolise si bien le village vietnamien. Le banian qui est au centre de légendes ancestrales, aussi bien que de bluettes très contemporaines. Le banian qui fait rêver les enfants et se souvenir les vieillards. Le banian, un arbre sacré, habité par les génies bienfaisants… Comme le banian, la langue vietnamienne a ses racines, enfouies dans la terre, solides, inattaquables, indestructibles, mais elle a aussi de nombreuses racines adventives. Aériennes et bien visibles comme des serpents en rage, tordues, bosselées, creusées de rides profondes.

La petite marchande de vermicelles de Nguyên Quang Thiêu, l’un des romans vietnamiens a été traduit par Janine Gillon.

Ces racines ont poussé lors des invasions qu’a subies la terre vietnamienne, mais les Vietnamiens les ont acceptées, adoptées, adaptées. Ils ont résisté aux envahisseurs, mais ils ont conservé ces traces de leur passage et se gardent bien de les détruire ou même de les dissimuler. Elles font partie de leur histoire, de leur patrimoine. Elles sont les signes visibles de l’intelligent, mélange d’une volonté d’ouverture et d’une tenace capacité de résistance. Ils peuvent en être fiers, puisqu’elles n’ont jamais entamé leur identité, leur racine plurimillénaire. Unique et gorgée de sève poétique. Et après tout, que certaines de ces racines adventives soient françaises n’est pas fait pour nous déplaire».

Janine nous quitte, mais ses écrits demeurent

Janine a aidé des Vietnamiens francophones à traduire et publier deux recueils de nouvelles. Elle a, elle-même, traduit deux romans vietnamiens contemporains.

Elle a collaboré régulièrement à notre revue trimestrielle être des Vietnamiennes, parue en français et en anglais. Ses articles de critique littéraire sont très appréciés. Témoin l’un de ses derniers articles sur Monsieur le Paresseux (Éditions Livre de poche) de la romancière Yveline Féray dont l’œuvre de 800 pages Dix mille printemps avait été traduite en vietnamien.

L’auteur a écrit une lettre émouvante au critique :

«Vous lisant avec la curiosité la plus vive, je devais aller de découverte en découverte, réalisant que tout ce que j’avais mis dans ce livre, consciemment ou non, tout ce que j’avais souhaité, consciemment ou non, qu’on y découvrît, rien ne vous avait échappé, jusqu’à la relation de Soan avec dame Tuyêt, et votre référence si intéressante au matriarcat des origines. C’est en effet âu Co, l’Immortelle, qui, avec cinquante de ses fils, peuplera le Vietnam tandis que son époux Lac Long Quân, avec les cinquante autres, rejoindra la Mer orientale…Mais j’aurais tant et tant à vous dire si je ne craignais d’être importune…

Bref, vous avez écrit dans une langue superbe et avec quelle acuité la critique de Monsieur le Paresseux dont le n’aurais pas osé rêver ! Quel honneur qu’à l’instar du d’Artagnan d’Alexandre Dumas, du Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, vous considériez Monsieur le Paresseux comme le seul vrai Lê Huu Trac ! Existe-t-il plus grande reconnaissance ? De quoi apaiser les pires accès de doute et de découragement d’un auteur».

Janine, tu nous quittes. Nous te disons «Au revoir» et non «Adieu». Tu nous quittes mais tes écrits demeurent. Le grain ne meurt pas. À ta chère famille, nous présentons nos sincères condoléances.

Huu Ngoc/CVN

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