>>S’il te plaît, dessine-moi un Pho !
«Il faut manger pour vivre !» Dicton plein de bon sens qui repose sur le fait que si le jeûne est sans doute nécessaire à la purification du corps et de l'esprit, il devient néfaste voire fatal s'il se prolonge de façon indéfini. Seuls quelques rares individus ont réussi à s'extraire de cette contrainte terre à terre. Mais pour le commun des mortels, une chose est sûre : pain ou riz quotidien est indispensable pour se maintenir en bon état.
Tourner autour du pot
C'est sans doute pour cela que depuis la nuit des temps, l'homme se décarcasse pour s'attacher les bonnes grâces de la glèbe sur laquelle il se penche pour se procurer sa subsistance. Eussions-nous été carnivores purs et durs, c'est sans doute aux dentistes que nous aurions érigé des temples. Mais pour l'heure, c'est la terre nourricière que nous implorons régulièrement pour qu'elle soit généreuse en quantité et en qualité.
Et quoi de mieux pour s'attirer les grâces de la belle que de lui faire fête à la fin de l'hiver, au moment où l'homme va déposer la petite graine qui deviendra épi. Et comme dans l'univers, malgré ce que pensent certains, nous ne sommes jamais seuls, la Lune et le Soleil ont aussi leur mot à dire pour que la Terre tourne rond, l'homme a inventé le calendrier annuel, rythmé par les saisons et la danse des planètes. Pour faire court, c'est ainsi qu'est né le Têt (premier de l'An), fût-il tây (occidental) ou ta (vietnamien). Dans toute fête d'importance et celle-ci l'est, il faut de l'apparat pour montrer qu'on ne lésine pas, et des rituels pour que la magie fonctionne.
Et pour le Têt ta, comme on offre un bouquet de fleurs à la belle que l'on veut séduire, la coutume est d'arborer devant ou en sa demeure un magnifique kumquat dont les perles oranges sur le vert sombre du feuillage sont du plus bel effet. Mais, pour que le kumquat accepte de venir chez nous, il faut qu'il quitte sa terre ou plutôt son verger natal. Or, une des caractéristiques d'un arbre est d'être enraciné, ce qui, a priori, représente un frein important à qui veut voyager. Obstacle qui se lève dès lors que l'on peut voyager avec sa terre et ses racines. D'où le pot qui permet de transporter tout l'ensemble, même si cela donne au kumquat un air un peu empoté.
Un kumquat, un pot. Et comme c'est toute une forêt de kumquats qui va se promener dans un peu plus de deux mois, c'est une montagne de pots qui se met à disposition. Mais avant la rencontre, chacun vit sa vie de son côté. Le kumquat s'étire les racines, passe de fleurs en fruits, se lisse les feuilles, se fait faire des shampooings de désinfectant et autres insecticides, pour être au mieux de sa forme le jour J. Le pot sort de terre, d'argile devient terre cuite, poterie vernissée. Il prend forme ronde et ventrue et attend sagement qu'on lui présente l'arbuste qu'il devra accueillir.
À plein pot
Des pots qui attendent, ce sont des empilements ou des alignements. Et plus les pots sont opulents, plus ce sont des alignements. Et des alignements de gros pots, ça prend de la place. Ça prend une place qui n'est pas réservée à l'année, mais qui est provisoire. Et quand on n’a pas réservé sa place, soit on prend la place d'un autre, soit on prend la place qui reste. Voire, on se fait sa place.
En me levant ce matin, j'en ai eu l'illustration. Comme je l'avais écrit dans une précédente chronique, j'habite provisoirement au sommet d'une tour qui surplombe le lac de l'Ouest. De mes fenêtres, j'ai une vue splendide sur l'étendue d'eau qui me donne parfois l'impression d'être au bord de la mer. Et, bonheur ultime, je profite d'un magnifique parc de verdure qui me donne l'impression d'être aussi à la champagne. C'est en fait un immense terrain vague laissé à l'abandon depuis des années, vestige des innombrables vergers qui entouraient le lac autrefois.
Palmiers, manguiers, flamboyants, acacias, bananiers s'y sont donnés rendez-vous, loin des dents avides des pelleteuses et autres bulldozers. Je me doute bien qu'un jour prochain, des champignons de béton et de verre y pousseront, qui rendront mon douzième étage tout - petit, mais pour le moment, je profite du miracle. Sauf que, ce matin, c'est un parc amputé de sa partie herbue que je découvre. En catimini, sans que rien ne le présage, on a tondu, désherbé, fait sol ras de toute verdure, pour créer une immense arène de terre caillouteuse. Une place digne d'un défilé militaire sur laquelle s'alignent, en rang d'oignons, des pots ventripotents. Ils sont là, conscients de leur importance, verrues sur mon si joli parc. Le teint terreux et la bouche béante, on a l'impression qu'ils s'asphyxient, alors que ce sont eux qui viennent manger mon oxygène.
Et comme pour les faire entrer dans cet espace, il a fallu abattre la haie d'arbustes qui me masquait une ruelle, celle-ci s'affiche désormais de façon indécente, laissant apparaître des façades borgnes, entrepôts sombres, qui détruit l'esthétisme du tableau que j'avais sous les yeux. En outre, non contente de s'arroger sans vergogne une place qui ne lui été pas destinée, la gent pot prend ses aises. Elle élargit son territoire, s'étale sur les trottoirs, envahit la surface pavée. Après l'arbre, c'est le piéton que l'on éjecte…
Ce soir, je me barricade à double tour : avec le manque de bol que j'ai, il est bien possible que le pot décide de prendre l'ascenseur et de s'installer chez moi. Il n'a que la rue à traverser. Facile pour lui, car contrairement à l'arbre, la fonction du pot est de pouvoir se déplacer. Vivement que kumquats ou pêchers viennent s'empoter pour que les pots dépotent !
Gérard Bonnafont/CVN