>>Tranches de vie : vivre pour donner
>>S’il te plaît, dessine-moi un Pho !
Après une semaine chargée, qui n’aime pas prendre le temps de se retrouver en famille ou avec des amis pour de grands moments de convivialité. Rien ne compte alors que de laisser de côté les soucis de la vie quotidienne pour donner libre cours à ce qu’elle nous permet si peu, comme se prendre pour un chanteur de charme ou paresser entre mer et soleil.
Ambiance de feu
Ce soir, karaoké avec des amis. Mais pas n’importe comment ! Nous pénétrons dans un étroit couloir chichement éclairé de quelques ampoules rouges. Les murs tendus de velours noir, l’éclairage tamisé, les portes des chambres numérotées qui s’ouvrent sur la gauche, tout cela a des réminiscences de maisons closes du siècle dernier où les notables et les gens de moins bonne réputation allaient s’encanailler le samedi soir.
J’ai un petit doute : ma femme ne s’appelle tout de même pas Claude. On nous ouvre une porte. Je risque un œil. Ouf ! Pas de miroirs au plafond, pas de chaînes au mur, pas de sofa recouvert de coussins, pas d’hétaïre débraillée s’offrant en pâture au client ! Simplement, une grande banquette en face d’un immense écran plat et une table basse. Comme le couloir, la pièce est recouverte de velours noir, et seul un projecteur dans un coin distille une lumière blanchâtre juste suffisante pour lire les titres des chansons et leurs numéros qui figurent dans un livret posé sur la table.
Preuve que nous sommes dans un endroit sérieux, la porte offre une ouverture vitrée à hauteur de ceinture. Tandis que les membres de notre groupe s’accordent sur les titres de chansons, j’essaie de me familiariser avec la télécommande du télé-projecteur. Je me dis qu’il faut être sorti major de promotion de l’université pour arriver à s’y retrouver au milieu de cette cinquantaine de touches qui ont toutes leur utilité à condition de savoir s’en servir.
D’abord, sélectionner la langue : vietnamien, anglais, russe, chinois, philippin, coréen, japonais, espagnol... pas de français. Pour trouver des chansons françaises, il faudra aller fouiller dans le répertoire en anglais. Ma fibre francophone se crispe un peu sur ce coup-là. Trouver La plus belle pour aller danser entre Late night et Love me tender me laisse un goût amer dans la mélodie.
Mais, puisque nous sommes là pour nous amuser, laissons de côté ces prérogatives linguisti-ques pour aller au but : chanter. Et que la fête commence. Ah, j’ai oublié de vous dire : l’écho-retour et le volume du son dans notre petite chambre de concert suffirait à noyer le bruit des réacteurs d’un avion au décollage. Entre rythmes endiablés des airs occidentaux et mélodies sirupeuses des chansons d’amour vietnamiennes, la bière coule à flots, les notes se trompent d’octaves, et les gorges s’éraillent à vouloir pousser la chansonnette. Une heure, quelques litres de bière et 50 cl d’eau minérale plus tard, c’est un groupe aphone et zigzaguant qui rejoint dans le couloir une famille vietnamienne, sortant de la chambre contigüe, les yeux tout aussi brillants.
Feu d’ambiance
Et maintenant, direction la mer, sur cette plage qui s’étend à perte de vue. Nous nous sommes installés dans un bungalow en bois au bord de la plage, juste sous les filaos. De la véranda, nous découvrons l’immensité de la Mer Orientale, embrumée à l’horizon, mais qui déploie devant nous le charme moiré de ses vagues incessantes. Soudain, une fumée suspecte s’élève à proximité de notre bungalow : «Il y a le feu !» Effectivement, le tapis d’aiguilles tombées des filaos s’est enflammé, et le feu commence à dévorer le talus qui descend à la plage. Les flammes lèchent déjà le tronc des arbres qui bordent le sentier. Vite, alerter les responsables de la résidence du drame qui se joue là, à quelques pas de notre havre de repos.
Sauver nos bagages, biens précieux parmi d’autres, de l’incinération balnéaire. J’abandonne mes amis pour courir en hurlant Au feu ! vers un groupe de Vietnamiens occupés à des travaux de maçonnerie non loin de là. Mon agitation ne semble pas troubler le moins du monde truelles et fils à plomb. Les flammes ont beau grignoter les mètres qui les séparent de notre bungalow, leur mur continue à monter brique après brique.
Soufflant comme un cheval poitrinaire, j’arrive à leur hauteur pour les enjoindre de se saisir d’extincteurs, de lances à incendie, de canadairs, bref de tout ce qui est susceptible d’éteindre l’incendie qui va ravager l’île et sans aucun doute les voisines et détruire toute la baie de Ha Long, produisant ainsi un véritable drame écologique, dans lequel mon ordinateur portable va périr. Je n’ai droit en retour qu’à un immense sourire et à un haussement d’épaules nonchalant, accompagné d’un : «Ça n’ira pas plus haut que le talus ! C’est rien !»
Rien de tel pour couler mon inquiétude dans du béton. Je connais brusquement un grand moment de solitude : moi, l’Occidental agité, paniqué par un petit feu de talus en plein milieu d’une forêt de conifères secs comme des allumettes, face à des Vietnamiens placides, accomplissant tranquillement les gestes quotidiens sans se soucier de ce qui pourrait éventuellement arriver ailleurs…tant que ça n’est pas arrivé. Désabusé, je regarde d’un œil torve la femme responsable de ce feu frappant sauvagement le sol autour des arbres pour étouffer les flammèches, et certain que mon ordinateur ne risque rien puisqu’on m’a dit qu’il n’y a rien à craindre, je retourne vers la mer, la joie de mes amis, la chaleur de notre amitié.
Maintenant, vous comprenez pourquoi j’évite d’utiliser cette expression «Être tout feu, tout flamme», quand un Vietnamien me propose de faire la fête.