>>Pour que l’Internet soit aussi accessible aux agriculteurs
Il y a longtemps déjà, je vous avais fait part d’une expérience de connexion en pleine campagne. Cette fois, nous n’irons pas si loin. Juste au coin de ma rue, entre un coiffeur et un vendeur de plaques de cuisson à gaz. Dans l’une de ces innombrables officines dont la densité démographique fait au moins jeu égal avec les salons de massage et les réparateurs de motos, au Vietnam.
Un vrai tabac
Pénétrer dans une salle Internet, c’est accepter d’entrer dans un monde où les plus de 25 ans sont considérés comme des vieux. Dire que la population qui fréquente ces lieux est jeune est un euphémisme. Ici, l’âge moyen est de 10 à 16 ans. C’est vous dire que lorsque j’apparais dans un tel endroit, je fais l’effet d’un diplodocus égaré dans un aéroport ultramoderne. Je m’attends à ce que les tenanciers du lieu me détrompent en me disant que, si je cherche des vitamines pour éloigner ma sénilité galopante, la pharmacie est la porte à côté.
Conséquence inéluctable de la jeunesse de cette clientèle, il faut choisir judicieusement l’heure à laquelle on souhaite se rendre dans de tels lieux. En effet, attention aux périodes de transhumances post et périscolaires ! À l’heure où les portes des écoles, lycées et universités libèrent des milliers d’élèves, trop longtemps contraints dans des salles de cours, c’est une ruée d’uniformes vers les salles Internet toutes proches. Chacun s’y dispute les postes informatiques et, quand, conquis de haute lutte, il s’y installe, inutile d’espérer l’en extraire avant l’heure de la reprise des cours, ou quand leur estomac leur indique qu’il est quand même temps de rentrer à la maison.
En outre, il est facile de repérer les jours de vacances scolaires sans avoir à consulter le calendrier : ces jours-là, les salles sont pleines à craquer. En fait, si un plus de 16 ans veut accéder aux merveilles ineffables du jeu en ligne ou de la messagerie électronique, il doit soit être chômeur, soit quitter subrepticement son travail, en espérant que son chef de service n’y verra que du feu, à moins qu’il ne rencontre ledit chef au même endroit.
Mais, il existe un autre moyen de repérer un cybercafé, hormis la jeunesse de sa clientèle : c’est le nuage de fumée qui en sort dès que l’on ouvre la porte. Je suis toujours étonné de voir combien le Vietnam est un pays de paradoxe ! Alors que le sport y est largement pratiqué par la plupart de la population, jusqu’à un âge avancé, je n’ai jamais vu tant de si jeunes fumer autant. Quand, en plus, ils se retrouvent dans un espace confiné, ils se transforment en mutants capables de respirer plus de goudrons et de nicotine que d’oxygène. Je me demande d’ailleurs si les gérants de salles Internet n’auraient pas intérêt à attirer une clientèle de non-fumeurs, en proposant la location de masques à gaz à l’entrée de leurs officines.
En ce qui me concerne, le non-fumeur que je suis a choisi deux options pour arriver à cohabiter quelque temps avec ce tabagisme juvénile : soit, je m’installe le plus près de la sortie, portes ouvertes, en en profitant pour aspirer le peu d’oxygène qui parvient à mes poumons ; soit, je profite en l’espèce de mon grand âge pour imposer à mes voisins immédiat une trêve dans les hostilités entre mes bronches et leurs mégots. Et à cette occasion, je bénis le Vietnam, pays où un vieux de plus de 40 ans est encore respecté.
Tics informatiques
Une fois franchi ces premiers obstacles, on peut s’installer devant un poste informatique pour se livrer aux occupations essentielles de cet endroit : jouer en ligne ou tchater.
Jouer en ligne consiste à se connecter sur un logiciel de jeu vidéo partagé par plusieurs joueurs pouvant se trouver dans le même endroit ou à des milliers de kilomètres de distance. Pour ces derniers, la communication se résume à ce que chacun voit sur l’écran ce qui en soit est peu bruyant, abstraction faite des bruits terrifiants et des musiques tonitruantes qui accompagnent toutes ces sortes de jeux.
Par contre, si les autres joueurs se trouvent dans la même salle, alors il faut y ajouter les commentaires de dépits, hurlements de satisfaction et autres manifestations d’émotions qui accompagnent les péripéties de ces exercices ludiques. À ne pas mettre entre toutes les oreilles !
Le tchat, quant à lui, est une occupation d’un autre genre dont le but est de pouvoir parler à distance à quelqu’un par l’intermédiaire de messages que l’on s’envoie en temps réel par écran interposé. Ce qui donne des échanges pour le moins peu spontanés.
En effet, entre le moment où l’on écrit et le moment où la réponse nous parvient, il peut s’écouler plusieurs secondes, voire une minute si les connections ne sont pas rapides. D’ailleurs, pour raccourcir le délai de réponse, «les tchatcheurs» (c’est comme cela que l’on désigne les interlocuteurs virtuels) ont inventé un système d’écriture qui se situe approximativement entre le hiéroglyphe égyptien et le bruitage des bulles de bandes dessinées. On peut voir ainsi entre des dessins représentant des petits personnages hilares, déprimés, ou grognons, des phrases du type «Je suis content, et toi ?».
Certains tchatcheurs ont trouvé une autre parade pour meubler le temps de latence dans les échanges : entretenir plusieurs conversations en même temps. L’autre jour, en observant l’un de ces équilibristes des dialogues simultanés, j’ai constaté qu’il fallait posséder une réelle agilité intellectuelle pour cet exercice. En effet, quand, dans le même temps, il s’agit de régler un différend affectif avec une amie, organiser son travail avec son professeur, et déclarer sa flamme à une nouvelle amie, il s’agit de ne pas se tromper. Imaginez, si le professeur reçoit comme message : «Je t’aime pour la vie !», la nouvelle amie : «Tout est fini entre nous !», et la future ex : «Je dois encore travailler deux jours à ce sujet».
Dans les cybercafés, on n’est pas là pour discuter avec ceux qui sont autour de nous. |
Dans les cybercafés, on n’est pas là pour discuter avec ceux qui sont autour de nous. |
Le cybercafé possède une autre caractéristique, pour le moins étrange. Si les échanges sont nombreux par écran interposé, ils sont presque inexistants entre les personnes présentes. On n’est pas là pour discuter avec ceux qui sont autour de nous, on est là pour discuter avec ceux qui ne sont pas là !
Cependant, la curiosité typique des jeunes vietnamiens parvient à combattre cette indifférence égoïste. En effet, à l’heure où j’écris cet article, ils sont une dizaine agglutinés derrière moi à regarder les curieux mots que ce Tây (Occidental) aligne sur son écran.
S’ils savaient que j’explique aux «vieux» le mode d’emploi d’un de leur territoire...