>>Tinh Khuc, un hommage à la poésie de Hoàng Câm
>>Sagesse et malice paysannes à travers les ca dao
>>Regard sur la poésie vietnamienne
Depuis le premier jour de la création,
Les pieds lourds et puissants de chaque Destinée
Pesaient sur chaque tête et sur toute action.
Chaque front se courbait et traçait sa journée,
Comme le front d’un boeuf creuse un sillon profond
Sans dépasser la pierre où sa ligne est bornée.
… O mystère ! ô tourment de l’âme forte et grave !
Notre mot éternel est-il : «C’était écrit ?»
«Sur le livre de Dieu», dit l’Orient esclave
Et l’Occident répond : «Sur le livre du Christ».
(Les Destinées)
Ces vers du poète romantique français Alfred de Vigny (1797-1863) pourraient servir d’exergue à l’œuvre du poète classique vietnamien Nguyên Gia Thiêu (1741-1798), le Cung oán ngâm khúc.
Le poète Nguyên Gia Thiêu et son œuvre +Cung oán ngâm khúc+.
Plus connu en littérature sous l’appellation de Ôn Nhu Hâu (marquis de Ôn Nhu), Nguyên Gia Thiêu a encore deux autres pseudonymes : Hy Tôn Tu et Nhu Y Thiên. Né au village de Liêu Ngan (actuellement dans le district de Thuân Thành, province de Bac Ninh), il appartient à une famille de la haute noblesse, sa mère étant une fille du seigneur Trinh Hy Cuong. À 19 ans, il est nommé Hiêu uy quan binh (capitaine des gardes royaux). Ses exploits militaires lui valent le poste de gouverneur du Hung Hoa et le titre de marquis de Ôn Nhu.
D’un naturel contemplatif, il se spécialise dans l’étude du bouddhisme et du taoïsme, mais s’intéresse également à la littérature, l’astronomie et la géographie. Il quitte assez tôt la carrière mandarinale pour mener une vie d’ermite. Quand les Tây Son viennent au Nord, il ne sort pas de sa retraite. Il a laissé des œuvres en han (chinois classique) : Tiên hâu thi tâp (Recueil de poésie) et en nôm (écriture vietnamienne en idéogramme) dont le Cung oán ngâm khúc.
Des meilleures œuvres du genre «complaintes»
Ce poème est classé avec le Chinh phu ngâm (Plaintes d’une femme en attente du retour du front de son mari) parmi les meilleures œuvres du genre «complainte» de la littérature classique en langue vietnamienne. Reprenant un thème souvent traité dans l’ancienne poésie chinoise, en particulier à l’époque Tang, l’auteur prononce un verdict sévère contre le régime féodal qui condamne les concubines royales à une triste vie de recluses. Par-delà le portrait psychologique des odalisques, il s’élève à des considérations pessimistes sur la destinée humaine et les avatars de ce monde. On y décèle facilement l’influence du bouddhisme et du taoïsme.
Le Cung oán ngâm khúc comprend 356 vers répartis en quatrains (deux vers de sept pieds + un vers de six pieds) qui, par leur rythme saccadé, évoquent des sanglots. Il s’en dégage une musique élégiaque. Mais les métaphores et allusions littéraires qui abondent dans cette œuvre la rendent difficilement accessible au peuple. L'ouvrage a fait l’objet de plusieurs traductions en français. L’année dernière, les Éditions Tri thuc (Connaissance) de Hanoi ont publié une version posthume du Professeur Pham Gia Kinh sous le titre de Plaintes du harem ou les Désenchantées.
La tristesse des femmes concubines du roi qui doivent vivre seules la plupart de leur temps au harem. Photo : Archives/CVN
Ci-dessous quelques vers de Nguyên Gia Thiêu, qui parmi d’autres, font écho aux Destinées d’Alfred de Vigny. Pour les Vietnamisants, nous reproduisons le texte vietnamien accompagné de notes explicatives.
Kìa thế cục như in giấc mộng,
Máy huyền vi mở đóng khôn lường.
Vẻ chi ăn, uống, sự thường,
Cũng còn tiền định, khá thương, lọ là !
(Le monde devant nous se déroule comme dans un rêve.
Ses ressorts mystérieux nous échappent.
Manger, boire, actes futiles et vulgaires.
Et pourtant ! tout cela n’en est pas moins fixé d’avance !)
Kìa (voilà) thế (monde) cục (scène, spectacle – thế cục : spectacle du monde) – như in (identique) giấc mộng (rêve) (51)
Máy (machine) huyền (profonde, mystérieuse) vi (petite, imperceptible) mở (s’ouvrir) đóng (se refermer) khôn (sans qu’on puisse) lường (mesurer, deviner, prévoir).
Vẻ (apparence, importance) chi (quelle), ăn (manger), uống (boire), sự (choses) thường (courantes, vulgaires) (52)
Cũng còn (et pourtant) tiền (d’avance) định (déterminées), khá (digne de) thương (pitié), lọ là (à plus forte raison) !
Notes explicatives
(51) Ce passage est fortement inspiré des idées bouddhiques d’après lesquelles la vie n’est qu’un rêve et l’existence humaine que douleur. «Le monde sensible n’est qu’un tissu d’apparences, l’univers, un océan de douleur. Naissance, vieillesse, maladie et mort, désir et satisfaction du désir, tout est douleur…La douleur provient de la soif d’existence ; la soif d’existence provient de notre attachement au mécanisme sensoriel et au jeu de la connaissance ; cet attachement lui-même provient du legs de nos existence passées (Karma) qui joue le rôle d’une sorte d’hérédité ou de nature seconde ; et ce legs tire son pouvoir de l’ignorance qui nous fait accepter comme réellement nôtre le moi adventice accumulé par les strates de notre passé millénaire.
Dissipons cette ignorance, notre attachement à la vie disparaît : le Karma emmagasiné en nous s’épuise et nous échappons du coup au cercle de la transmigration. Délivré des travaux forcés de samsâra (transmigration) le bouddhiste obtient enfin le nirvâna, c’est-à-dire «l’extinction», bienheureuse de l’existence…Pour détruire le germe des renaissances, il convient donc d’anéantir la soif d’existence, le goût du moi individuel, l’égotisme. Ce fût en vertu de ce principe que le Bouddha prêcha la destruction des passions - qui, toutes, endurcissent et enracinent le moi, - la lutte contre l’égotisme, le renoncement, l’universelle charité, c’est-à-dire le sacrifie du moi, le don de soi - même aux autres». (R. Grouset – Histoire de l’Extrême - Orient, pages 27-33, passim).
(52) Allusion à cette phrase qui est l’expression condensée de la doctrine du fatalisme : Nhât âm nhât trác giai do tiên đinh (Une gorgée d’eau que nous prenons, une bolée que nous avalons, ont été pareillement déterminées à l’avance).