Une énigme de l'histoire : Lê Hoan, traître ou patriote ?

Jusqu'à ce jour, l'histoire officielle et la petite histoire ainsi que l'opinion considèrent le Khâm sai (Délégué spécial du roi) Lê Hoan comme un félon, un traître à sa patrie. Le principal chef d'accusation qui pèse sur lui est le fait qu'au temps de la conquête française du Vietnam, il avait accepté la mission de réduire le mouvement de résistance anti-française dirigé par Dê Thám et d'avoir causé la mort de ce dernier.

Qui était Dê Thám, de son vrai nom Hoàng Hoa Thám (1858-1913) ? Ce héros national d'origine paysanne, baptisé Tigre de Yên Thê (1) était la terreur des troupes coloniales. La conquête par les armes s'est achevée virtuellement vers 1883 avec la signature d'un traité plaçant le Vietnam sous le protectorat français. Mais la résistance armée continue. Dê Thám, un des chefs prestigieux de la rébellion, organise une guérilla paysanne efficace jusqu'à la veille de la Première Guerre mondiale. Excellent stratège et habile organisateur, il tient tête pendant 20 ans aux meilleurs capitaines français dont le futur maréchal Gallieni. L'ennemi n'a pu se débarrasser de lui qu'en le faisant lâchement assassiner par un traître de son entourage.

Les conquérants français rendaient hommage à Dê Thám. Le gouverneur général Doumer estime : "Dê Tham n'était pas un bandit mais un chef annamite rebelle qui nous résistait et se battait contre nous depuis dix ans. Il opérait dans une vaste région, aux confins du delta et dans le delta même, et sa réputation et son autorité y étaient grandes... Les populations ne coopéraient pas avec nous... ".

Selon le journal parisien, La libre parole (10 avril 1910), "On se souvient des exploits extraordinaires de ce Dê Tham, chef de rebelles qui, depuis une quinzaine d'années, tient la brousse, restant insaisissable, échappant comme par miracle à toutes les expéditions lancées contre lui et sa bande".

Il est naturel que l'assassinat de ce patriote Robin Hood qu'était Dê Thám, attribué à Lê Hoan, couvre d'opprobre la mémoire de ce dernier. Cependant, au cours de la dernière décennie, la fouille des archives coloniales a mis au jour des documents qui remettent en question ce verdict inexorable.

En 1998, Charles Fourniau, historien spécialisé dans l'histoire de la conquête française du Vietnam, a fait connaître le rapport du 13 octobre 1897 du colonel Pennequin au Haut commandement français (Archives d'Aix-en-Provence -Document codé 19243-CAUM-Indo GGI-Gouvernement de l'Indochine). Ce rapport mentionne une lettre manuscrite de Lê Hoan à Dê Thám écrite en 1892. La lettre dit en substance : "Ce n'est pas le moment favorable pour la lutte contre les Français, elle sera vaine parce qu'ils sont plus forts que nous. Faisons semblant d'abandonner notre cause et d'être leurs amis. Patience, le jour viendra où nous pourrons nous rassembler pour les acculer à la mer et les expulser. Le moment n'est pas encore venu. Endormons leur vigilance par notre amitié de commande". Pennequin conclut que les Français doivent faire face à l'hostilité des lettrés et mandarins qui n'ont pas renoncé à leur intention de les chasser.

L'historien Gérard Sasges a étudié les insurrections paysannes de la Moyenne Région du Tonkin fin 19e-début 20e siècles. Les documents de la Sûreté française lui révèlent que Lê Hoan y étaient lié. Ce dernier avait secondé Gallieni dans de vastes opérations contre Dê Thám qui n'aboutirent qu'à une trêve de 1897 à 1908, quand eut lieu une tentative d'empoisonnement d'officiers de la garnison française de Hanoi. D'autres documents secrets impliquent la complicité de Lê Hoan dans ce complot ourdi de connivence avec Dê Thám.

Un article de H. de Rauville, paru dans le journal parisien La libre parole du 10 avril 1910 est tout à fait explicite à ce sujet :

"Révocation du Kham-sai Le-Hoan"

Des dépêches d'Indo-Chine annoncent que M. Picquié, gouverneur général par intérim de l'Indo-Chine, en l'absence du titulaire, M. Klobukowski, vient de relever le Kham-sai Le-Hoan du commandement des troupes contre De-Tham. En même temps, le Kham-sai serait poursuivi pour concussion.

Lorsque, il y a dix-huit mois environ, M.Klobukowski arriva en Indo-Chine comme gouverneur général, il crut avoir trouvé le moyen de réduire De-Tham ; il confia à un haut mandarin, homme de confiance de l'empereur d'Annam, notre protégé, le commandement des colonies destinées à s'emparer de De-Tham.

Ce haut mandarin fut investi du titre de +Kham-sai+, avec des pouvoirs quasi-régaliens. L'investiture eut lieu en grande pompe et Le-Hoan fut proclamé solennellement Kham-sai devant le front des troupes européennes et indigènes rassemblées à cet effet.

On lui remit le sceau de l'Empire.

Le-Hoan commença aussitôt ses opérations, il razzia quelques villages, ramena quelques prisonniers ; mais ne prit point De-Tham et ne dispersa point ses bandes...

M. Klobukowski revient en France en congé : il fut remplacé par M. Picquié, inspecteur général des colonies et l'on apprend aujourd'hui que

M. Picquié a révoqué le Kham-sai et le poursuit pour concussion.

Que s'est-il passé ?

Nos renseignements particuliers nous permettent de le dire.

La colonie européenne de l'Indo-Chine a toujours vu d'un mauvais œil l'exaltation de cet indigène ; elle craignait que notre prestige en fût atteint : nous semblions dire à nos sujets indo-chinois : "Nous, vos conquérants, nous avouons notre impuissance à vaincre le De-Tham et nous faisons appel à l'un des vôtres pour réaliser cette prouesse en notre lieu et place. Nous lui reconnaissons le titre de délégué de votre empereur et lui faisons rendre hommage en cette qualité par nos propres soldats".

Ceux qui pensaient ainsi n'avaient pas tout à fait tort, parait-il, car ce fut le sentiment de nombre d'indigènes.

M. Klobukowski, il est vrai, avait une entière confiance dans ce Le-Hoan, lequel s'était, en toutes circonstances, répandu en protestations de dévouement à l'égard du gouverneur général et de servitude à l'égard de la France.

Mais ceux qui ont beaucoup pratiqué l'Oriental n'ignorent pas la profondeur de sa duplicité et la patience avec laquelle il sait attendre son heure : De-Tham aussi avait, naguère encore, prodigué ses hommages à M. Doumer, ce qui ne l'avait pas empêché de reprendre la brousse quand il crut le moment propice pour le faire...

Si nous sommes bien renseigné, ces pressentiments se seraient réalisés : le Kham-sai a fait alliance avec De-Tham ; il a partagé avec lui l'argent qu'il devait employer à payer des troupes pour le capturer ; enfin, il s'est servi du prestige dont nous-même l'avions entouré pour exciter les populations contre les "conquérants étrangers".

M. Klobukowski, qui a fait la plus grande partie de sa carrière dans les consulats et a peu pratiqué l'indigène, n'a rien vu à ces manigances ; mais M. Picquié, colonial professionnel, n'a pas pris le change : il a coupé court aux manœuvres du Kham-sai en le mettant à pied et il l'invite à rendre des comptes.

En attendant, notre grande colonie indochinoise, déjà fort agitée depuis les victoires du Japon en Mandchourie, est en pleine ébullition à l'heure actuelle : lors du prochain soulèvement, qui ne saurait tarder, l'on verra probablement le Kham-sai et De-Tham, unis dans une touchante fraternité, conduisant ensemble contre nos troupes, leurs bandes équipées, armées et nourries par nos soins...

H. de Rauville”

Pour la défense de Lê Hoan, ou pourrait encore arguer d'autres faits : sa correspondance avec Dê Thám, - sa préface du roman historique Viêt Lam Xuân Thu sur la guerre de résistance de Lê Loi (15e siècle) contre l'occupant chinois Ming, préface dans laquelle Lê Hoan insiste sur la nécessité d'attendre le moment favorable pour pouvoir assurer le succès d'une insurrection ; -la présence de personnalités patriotes et respectables au 50e anniversaire de la naissance de Lê Hoan (Vu Pham Hàm, Cao Xuân Duc, Kiêu Anh Mâu).

Lê Hoan était-il un traître ou un patriote ? À la lumière des documents nouvellement mis au jour et de nouvelles analyses historiques, la vérité ne tardera pas à être établie.

Huu Ngoc/CVN

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