«Nous remodelons constamment notre environnement en fonction de nos besoins en oubliant que c'est aussi l’environnement d'autres espèces», note Agnes Lyche Melvaer, responsable de l’organisation Bybi (abeilles urbaines) et coordinatrice du projet.
«Pour corriger cela, nous devons leur redonner des lieux de vie et d’alimentation», explique-t-elle, assise sur un banc dans le jardin d’Abel, une petite oasis verte de la capitale norvégienne.
Une ruche près du jardin d’Abel à Oslo. |
Avec ses tournesols, soucis, phacélies et autres fleurs mellifères (porteuses de nectar ou de pollen) plantées par les soins des riverains et d’écoliers, l’endroit, autrefois simple bout de gazon, est aujourd’hui une «station alimentaire» pour abeilles et bourdons.
Derrière son appellation pompeuse aux relents de bitume, l’«autoroute à abeilles», la première au monde selon ses promoteurs, vise à essaimer ce genre de relais fournissant le gîte ou le couvert aux insectes pollinisateurs pour leur permettre un jour de pouvoir traverser la ville de part en part.
Un toit végétal en haut d’un immeuble de bureaux, un cimetière agrémenté d'espèces fleurissant à différentes périodes de l’année, un espace vert laissé aux herbes folles, un hôtel à insectes au fond d’un jardin, des marguerites sur le rebord d’une fenêtre... Particuliers, institutions, entreprises et associations sont invités à apporter leur graine, puis à afficher leur contribution sur une carte sur le site.
Pot de miel à 182.000 dollars
Au 12e et dernier étage du bâtiment ultra-moderne qu'il occupe dans un nouveau quartier d’affaires en bordure du fjord d’Oslo, un grand cabinet d'experts-comptables a choisi de recouvrir de sedum, surface végétale prisée des abeilles, une partie de la terrasse et d’y placer deux ruches.
Quelque 45.000 ouvrières s’affairent ainsi, insouciantes des économistes en costume ou tailleur déjeunant à proximité.
«Il faut y voir un signe que les entreprises prennent elles aussi leurs responsabilités pour préserver la biodiversité», affirme Marie Skjelbred.
Cette experte-comptable férue d'apiculture a convaincu son employeur de cofinancer ce projet de 400.000 couronnes (46.000 euros) avec le propriétaire de l’immeuble.
«Les ouvrières vivent une soixantaine de jours», explique-t-elle savamment. «Au cours de leur vie, elles ne font qu'une cuillerée de miel». Puis, en bonne comptable, elle livre ce petit calcul : «Si on devait faire le travail qu’elles font en étant payé au salaire minimum, un pot de miel coûterait 182.000 dollars».
Marie Skjelbred, experte-comptable férue d’apiculture, montre la ruche installée sur le toit de l’immeuble où elle travaille à Oslo. |
La situation des insectes pollinisateurs en Norvège n’est pas forcément aussi préoccupante qu’aux États-Unis ou dans d’autres pays d’Europe où les maladies et les maux associés à l’agriculture intensive (monoculture, pesticides...) font des ravages, mais un tiers des 200 espèces d’abeilles sauvages et bourdons recensées dans le pays sont néanmoins considérées comme menacées. Cela a de quoi inquiéter puisque entre 30% et 40% de ce que nous mangeons nécessite un processus de pollinisation, un service fourni gratuitement par les insectes alors qu’une équipe franco-allemande de chercheurs (INRA, CNRS et UFZ) a estimé en 2005 sa valeur économique à 153 milliards d’euros.
S’il salue l’initiative de Bybi, Christian Steel, secrétaire général du Conseil norvégien pour la biodiversité (Sabima), dénonce une «politique de courte vue» des autorités norvégiennes.
«Le pouvoir semble se cacher derrière ce genre d’initiative privée tout en conduisant parallèlement une politique favorisant l'agriculture intensive qui aboutira à la mort de nombreuses abeilles», regrette-t-il.
«L’agriculture est totalement tributaire des pollinisateurs pour maintenir la production alimentaire tout comme les insectes sont dépendants d’une agriculture variée pour survivre. C’est une dépendance mutuelle», ajoute-t-il.
Déjà, la disparition des insectes butineurs oblige des paysans à polliniser à la main dans la province chinoise du Sichuan ou à transporter des ruches en camion à travers les États-Unis pour polliniser les cultures.
Dans le jardin d’Abel, Agnes Lyche Melvaer dit croire en l’«effet papillon»: «Si on arrive à résoudre localement un problème global, il est permis de croire que cette solution locale marchera aussi ailleurs».