Huu Ngoc (HN) : Vous êtes un des rares Américains à avoir vécu au Sud et au Nord de mon pays pendant la guerre américaine…
Lady Borton (LB) : Je dois ce privilège grâce à mes activités humanitaires sur le terrain en tant que responsable d’une organisation quaker.
H.N : Ce qui vous a permis d’écrire des œuvres remarquables sur le Vietnam, votre seconde patrie. Au cours de ces quatre décennies, vous avez fait la navette entre New York et Hanoi. Vous avez «mangé plusieurs Têt» (an Tet) au Vietnam, quel est celui qui est le plus gravé dans votre mémoire ?
L.B : Sans doute celui de 1989, l’Année du Serpent, je m’en souviens comme si c’était hier. Ce Têt du dénuement est pour moi le plus émouvant, le plus riche des Têt. En ce temps-là, Hanoi n’était pas encore la ville moderne qu’elle est, elle n’avait pas encore de larges avenues bordées de buildings, d’hôtels, de restaurants, de magasins de luxe, pas encore de flux d’Occidentaux et de capital étranger, pas encore de motos, de cars, de taxis, de bus, pas même de feu rouge et de feu vert aux carrefours… Hanoi était une douce ville provinciale.
H.N : Vous avez passé tout ce Têt à Hanoi ?
L.B : Non, les trois premiers jours du Têt, je les ai fêtés à la campagne, avec une famille de Ninh Binh. C’était un privilège, car il n’était pas permis aux étrangers de séjourner dans un village, même chez des amis. Il m’a fallu des mois pour arracher une autorisation alors qu’aujourd’hui, on peut le faire sans permission.
H.N : Vous êtes revenue à Hanoi le 4e jour du Têt ?
Lady Bonton, écrivain américain. Photo : Viet Thanh/CVN |
L.B : Oui, vers le soir, j’ai choisi comme gîte une piètre chambre de mansarde de l’hôtel Thông Nhât (Réunification), l’ancien Métropole. Ce n’était pas encore le Sofitel à cinq étoiles d’aujourd’hui. Quand je m’y suis installée, il n’y avait que quelques résidents, aucun hôte de passage sauf les rats et moi. Dans ma chambre, il y avait des vestiges du temps colonial français : une assiette en métal pour mettre le savon dans la salle de bain, un lit très haut, une lampe au plafond. L’usine hydroélectrique de Hoà Binh ne fonctionnait pas encore, Hanoi n’avait pas assez d’électricité. La lumière de mon unique lampe suffisait à peine à assurer mes déplacements.
J’ouvris les persiennes pour regarder en bas, la rue était déserte, voilée par le brouillard qui rendait l’obscurité plus morne…
Soudain, j’entendis quelques coups légers à la porte. En ce temps là, il était défendu, même aux officiels vietnamiens de rendre visite à un étranger dans sa chambre. J’ouvris la porte. Le garçon d’hôtel me dit : «Vos amis vous attendent en bas pour une sortie. N’oubliez pas votre jaquette, il fait froid.»
Comme je mettais le pied sur les dernières marches de l’escalier, mon amie Xuân me héla : «Hé Lady ! Viens vite. On va manger le Têt chez nous».
Sa sœur Lan qui l’accompagnait m’ouvrit la porte de l’hôtel.
Dans la rue, je fus surprise de ne trouver aucune voiture qui attendait. Sur le trottoir, deux bicyclettes. Xuân m’en montra une, disant : «je vais te porter, je suis assez forte. Assieds-toi sur le porte-bagages».
J’avais pu obtenir la permission de circuler en vélo en ville après de longues démarches. On craignait des accidents pour moi alors que le trafic était peu dense. Mais je n’avais jamais osé m’asseoir en amazone sur une bicyclette parce que mes longues jambes touchaient le sol et puis j’étais assez lourde.
H.N : Tu allais subir un supplice.
L.B : Un vrai supplice ! Une course qui semblait interminable dans le noir. Crampe dans les jambes, douleur dans le dos et le ventre… Aucune âme qui vive dans les rues, sauf de rares cyclistes qui filaient en sens inverse.
H.N : Vous voilà dans le faubourg.
L.B : Oui, quel soulagement lorsqu’enfin, j’ai pu descendre à terre, moulue, éreintée. J’ai suivi ensuite mes hôtes dans une ruelle. Nous avons traversé une longue cour avant de monter un escalier menant à la chambre de Xuân. La chambre, éclairée par une lumière blafarde, était presque vide. Un lit recouvert d’une natte de jonc. Une petite table carrée très basse entourée de quatre tabourets. Contre le mur, deux rayons de vieux livres vietnamiens et français.
Xuân m’a présenté à son mari Bang, professeur. Il avait fini de rincer de petites tasses. Il me versa du thé chaud et m’invita à prendre des quât (clémentines) confites. Il répéta plusieurs fois, souriant : «Merci, merci c’est si gentil de venir partager la joie du Têt avec nous». Xuân s’empressa de dire à Lan : «On va faire goûter à Lady notre pastèque du Sud».
H.N : La pastèque, apanage du Têt au Sud. À cette époque d’austérité, il n’était pas donné à tout le monde de faire un voyage coûteux au Sud. Fêter le Têt au Nord avec une pastèque du Sud, c’est formidable.
L.B : Xuân a eu la veine de faire partie d’une mission au Sud avant le Têt. C’est ainsi qu’elle a pu ramener ce trophée. Les deux sœurs s’absentèrent un bon moment. Bien que je parle vietnamien, Bang me parlait en anglais, sans doute pour pratiquer cette langue qu’il apprenait en autodidacte. Les deux sœurs revinrent, rayonnant de joie avec un plateau de tranches de pastèque disposées avec art.
La pastèque, fruit du Têt au Sud. Photo : Nguyên Van Tri/VNA/CVN |
Ce soir-là, dans le froid du Nord, nous quatre avons goûté ensemble le soleil du Sud, apporté par la pastèque, et aussi les quât typiques du Têt du Nord. Occasion pour nous de parler sans fin de choses et d’autres, d’évoquer en particulier des souvenirs de guerre et d’esquisser des rêves d’avenir.
Passé minuit, on s’est quittés avec regret, Xuân m’a remis un paquet de quât confites pour mon vieux père en Amérique. «Au Têt, dit-elle, il ne faut jamais oublier les parents au loin». Elle et son mari m’ont reconduite à pied jusqu’à l’hôtel, le chemin par raccourci n’étant pas long.
L.B : (après une pause) Le Têt approche. Je circule en vélo dans le maelström de Hanoi modernisé, banalisé, grouillant de monde et de voitures, inondé de couleurs, de bruit et de voitures, débordant de produits importés. Et naturellement de pastèques du Sud.
Au rythme des pédales, je ne puis m’empêcher parfois de penser au Têt de 1989, le Têt de la pauvreté partagée qui m’a fait comprendre ce qu’était la chaleur humaine au Vietnam.
PROPOS RECUEILLIS PAR HUU NGOC