Je suis surpris et ne comprend pas comment VOVonline a pu obtenir ma photo en compagnie du général Giap et l’a publiée sur ce journal très fréquenté. Plus surprenants encore me semblent les commentaires et compléments apportés par nos lecteurs ; des sources, et des articles approfondis bien plus intéressants que mon propre texte. Au moment de l’inauguration de cette rubrique, dans un commentaire, j’ai écrit de manière sincère et non pour la forme «je soussigné Khoa, ne fais que le travail d’un serviteur étalant une natte dans la cour de la maison communale de la VOV et invitant les "patriarches" à s’y installer pour des discussions».
Je ne m’attendais pas à avoir autant de retour, entre celui qui a déjà 52 ans d’ancienneté dans le Parti, et d’autres jeunes en plein essor. Il y a aussi ceux qui se contentent de se présenter comme «neveu» de ce serviteur. Comme beaucoup souhaitaient connaître l’histoire de ma rencontre avec le général, la voici étalée sur la “natte” de notre rubrique.
Le général légendaire Vo Nguyên Giap. |
Le célèbre poète daguestanais Rasul Gamzatov a pleinement raison lorsqu’il estime qu’à la façon dont on se déplace dans ce vaste monde, on peut savoir quelle personne on est. Pas besoin au fond de montrer ses papiers d’identité. Si l’on demande à une nation de décliner son identité, il lui suffit de présenter ses savants, écrivains, compositeurs, peintres, personnalités politiques brillantes ou généraux talentueux, et l’on connaîtra son reflet.
C’est peut-être pour cette raison qu’un jour, faisant partie de la délégation vietnamienne participant au Festival de la jeunesse mondiale, je fus très étonné de constater qu’à notre apparition, tout l’amphithéâtre s’enflamme avec des ovations : Hô Chi Minh, Giap, Giap ! Hô Chi Minh, Giap, Giap ! Hô Chi Minh, c’était compréhensible. Notre Président était un grand leader, une personnalité culturelle célèbre dans le monde. Mais Giap, Giap, qui était-ce ? Un terme étranger ? J’ai dû demander autour de moi pour savoir qu’ils scandaient le nom du général Vo Nguyên Giap. Pour tous, ce nom familier était synonyme du Vietnam, il n’était pas à traduire ou à expliquer. Ensemble avec Trân Hung Dao, Nguyên Trai, Quang Trung, Nguyên Du, Hô Chi Minh, ce général légendaire est devenu un passeport pour que notre nation entre avec fierté dans ce monde immense de l’humanité.
Voilà. Et un jour, je me retrouve face à cette légende vivante. Un vieillard doux et généreux au teint rosé, signe de bonne santé, et à la chevelure pâle comme un nuage. Il avait cette allure de génie des contes pour enfants.
- À l’occasion du Nouvel An, je vous souhaite, mon général, santé et bonheur. Je souhaite que vous ayez toujours de la chance !
- Merci pour vos souhaits.
Dix ans plus tard, avec l’écrivain Lê Luu et le groupe de correspondants de la revue Lettres et arts de l’armée, j’ai rendu une nouvelle fois visite au général et écrit l’article Réflexions avec le camarade Van, à l’occasion des 40 ans de la victoire de Diên Biên Phu qui a clôturé la résistance contre les colonialistes français. L’article a paru sur la revue Lettres et arts de l’armée début mai 1994. Vers la mi-mai de cette année-là, j’ai eu l’occasion d’aller aux États-Unis à l’invitation des écrivains américains vétérans de guerre. Souriant, le poète américain Bruce Weigl m’a dit : «J’ai lu votre article et celui de M. Luu à la bibliothèque de l’Université Harvard. J’ai vu aussi la photo du général en votre compagnie et de M. Luu. Dans cette photo, j’ai constaté que le général Giap était le plus jeune, puis M. Luu… et que vous étiez le plus vieux !»
Quand je lui ai raconté cette anecdote, le général Vo Nguyên Giap m’a souri généreusement.
- Il plaisantait. Les étrangers aiment à plaisanter. La vérité est que je ne suis plus jeune et vous n’êtes pas encore vieux.
- Oui, je sais qu’il plaisantait, mais il y avait un fond de vérité. L’amour qu’on vous porte. Notre peuple, nos soldats vous aiment évidemment, mais même les adversaires que vous avez vaincu vous respectent beaucoup. Forcer le respect de ses adversaires n’est pas chose facile.
Le général Vo Nguyên Giap semble ne pas prêter attention à cette remarque. Il sourit. Un sourire chaleureux. Depuis la rencontre précédente, d’il y a dix ans, je vois qu’il n’a pas changé. On dit qu’il est né pour lutter contre la nature. La vieillesse ne peut l’affecter. Un regard vif, jeune, un esprit clair et précis. En ce début de l’an lunaire, je lui demande quel est son secret pour rester toujours alerte ? D’un air complice, il me dit :
- Je n’ai aucun secret. Je fais de la gymnastique, je vis sereinement et ne pense pas trop à ma personne.
Selon sa fille, Professeur et Docteur en physique Vo Hông Anh, le général vit avec modération. Le matin, il se lève tôt pour faire de la gymnastique, puis se promène dans son jardin. À 07h30, c’est le petit déjeuner avec un bol de soupe et une mince tranche de pain. Au déjeuner, il consomme peu. Le soir aussi, son repas est frugal. Mais chaque jour il travaille, commençant à 08h00. Il reçoit des hôtes du pays ou de l’étranger, ou assiste à des colloques, se déplace suivant le programme élaboré par son secrétaire. Puis il lit. Il lit beaucoup. Toutes sortes de livres. Des livres touchant les domaines militaire, scientifique, sur les personnalités célèbres, des romans, de la poésie, de la critique littéraire.
Le général Vo Nguyên Giap (droite) et le poète Trân Dang Khoa. |
Le général Vo Nguyên Giap (droite) et le poète Trân Dang Khoa. Photo : Internet |
Le général m’a offert quelques livres et même des articles journalistiques sur les sciences et l’économie qu’il jugeait intéressants. Il en a fait des photocopies et me les a offerts. Je suis vraiment étonné par cette soif de lire. Je comprends pourquoi il a cet esprit vif, cette clarté. L’intelligence de l’humanité réside dans les livres. Ce n’est pas par hasard qu’à la question de sa fille : «Quelle est la besogne que tu aimes le plus ?», Karl Marx lui répondit : «Fouiller dans les livres.»
- J’ai lu dernièrement les mémoires de M. Tra. Il écrit une phrase qui m’émeut vivement : «Le général Vo Nguyên Giap est un homme qui économise chaque goutte de sang des soldats…»
À ces mots, le général Vo Nguyên Giap reste impassible. Son visage réflète une certaine mélancolie. Il semble comme privé de lumière. Peut-être se souvient-il d’une époque glorieuse maintenant révolue. Durant la campagne de Diên Biên Phu, il était commandant suprême, mais il connaissait intimement chaque compagnie. Cela veut dire que chaque chef de compagnie pouvait rapporter directement au commandant suprême sur son unité, y compris les morts et les blessés.
Le général Vo Nguyên Giap était un homme très prudent. Avant d’engager une bataille, il retenait avec précision les reliefs, faisait des calculs minutieux, concrets. Les troupes en déplacement, leur installation dans le dispositif, le bataillon, un régiment avec des armements concrets… Tout était calculé, évalué à la minute près. Ce n’était qu’après ces calculs que le général ordonnait l’attaque.
Le plus étonnant dans tout ça, c’est que ce général légendaire invincible engageait la bataille en se souciant aussitôt du retrait. Était-ce cela son secret pour vaincre ? Ou encore cette histoire : lorsqu’une victoire retentissante était applaudie en liesse, au QG, le général pleurait en silence parce qu’il avait perdu encore trop de soldats. Des fois, il se courbait, posant son visage sur son bureau en bambou pour cacher ses larmes. Ses larmes imbibaient l’oreiller en osier. C’est ça. Je me souviens des vers de Huu Thinh à l’occasion du Nouvel An de l’Année du Singe :
Des fois, au retour d’une bataille
À voir des amas d’armes sans possesseurs comme des amas de baguettes et de bols en excédent
Excédent à tel point que les survivants
Ne peuvent se dire qu’ils ont eu de la chance
L’année du singe, on escompte bien de choses…
C’est pour cette raison que le général Nguyên Chuông, commandant de la 29e armée, un des vaillants soldats du général Giap, à sa retraite, qui s’était vu offrir un terrain pour construire sa maison, a réservé une partie pour ériger un petit temple vénérant les soldats : «Vous m’avez suivi depuis des années et par malchance, vous êtes tombés sur le champs de bataille. Vos parents étaient décédés, vous n’étiez pas encore mariés… Qui honorera votre mémoire au Nouvel An, aux 1er et 15e jours des mois lunaires ? J’ai la chance d’être sain et sauf. L’armée vient de m’offrir ce terrain, alors je vous invite à revenir auprès de moi.»
Et puis, ce général de recommander à ses enfants et petits-enfants de ne pas oublier de brûler des bâtonnets d’encens à la mémoire de ces soldats avant la sienne, si jamais il quittait ce monde.
Pour cette raison peut-être, lorsque j’ai proposé de lire ses mémoires, le général Vo Nguyên Giap a refusé. En réalité, il les a écrites ou les a lues pour qu’un autre rédige. Ce sont des mémoires sur l’Oncle Hô, sur le Parti, sur la résistance sacrée de notre peuple. En fait, c’est une étape historique glorieuse de la nation, de récits sur le leader, sur les compatriotes, les combattants, sur toute la guerre révolutionnaire. Quant au général lui-même, ce que fut son sort, jusqu’ici très peu de gens le connaissent vraiment.
- Ma vie n’a rien d’intéressant qui puisse être écrite. Par rapport à l’Oncle Hô, aux compatriotes, aux combattants, je ne suis qu’une petite goutte au milieu d’un immense océan.
C’est ainsi que se voyait le général Vo Nguyên Giap : un homme très modeste. Que souhaitait-il au fond ? Si sa santé et les conditions le lui avaient permis, il aurait voulu revenir sur les anciens champs de bataille, rendre visite aux pauvres habitants qui avaient partagé avec lui une tubercule de manioc, une couverture déchirée...
Je me souviens d’un vieillard que j’ai rencontré sur le chemin vers Muong Phang. Jovial, il m’avait dit :
- Des histoires sur le général ? Je connaissais le général. Je l’ai rencontré quelques fois. Cette région est son pays natal. L’année dernière, il est revenu. Il s’est adressé aux villageois en dialecte local. Le général est notre patriarche. Sa maison est là, là…
Après quoi, le vieillard a montré du doigt la montagne de Muong Phang. Les forêts verdoyantes au milieu de l’immensité des collines dénudées. À Diên Biên Phu tout comme dans les régions avoisinantes, les forêts ont été dévastées pour beaucoup. À minuit, je vois encore des feux de forêts sur les flancs des montagnes. Ici, la culture sur brûlis bât son plein. Rien ne peut l’empêcher. Le peuple a faim. Il doit détruire les forêts. À plusieurs endroits, il n’y a plus d’arbres.
À Muong Phang, le temps retient son souffle, les forêts sont toujours bien touffues comme avant. J’ai marché sur les épaisses couches de feuilles de ces forêts, j’ai écouté le chant des oiseaux. Une cascade aux eaux limpides et fraîches se déversait d’en haut. Aucun arbre n’avait été abattu. Ici, les habitants ont faim et manquent de vêtements, mais ils prennent soin de leur forêt. Ils l’ont baptisés du nom du général. C’est un temple sacré, un temple vert de la nature que les habitants ont érigé en son honneur. C’est ça le Bonheur tel qu’il le concevait : un Bonheur dont peu dans ce monde savent jouir.
VNA/CVN