Un pépin contre les pépins

Si parfois, il vaut mieux ne pas avoir la tête en l’air avant de partir de chez soi, il faut aussi savoir mettre un pied devant l’autre. Surtout au Vietnam.

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L'élégance d'une fille vietnamienne dans la tenue traditionnelle.
Photo : CTV/CVN

Quand on pense au Vietnam, les premières images qui viennent à l’esprit sont rizières, chapeau pointu, baie de Ha Long, vendeuses à la palanche… Parmi les objets du quotidien que l’on associe, à tort ou à raison, au quotidien du Vietnamien, on pense au bat (bol), à l’ao dài, au vélo, aux baguettes, bref à tout ce que les clichés, méticuleusement entretenus par les vitrines de voyage, déclinent à l’infini pour présenter le pays.

Et pourtant, il existe un objet sans lequel, vivre au Vietnam serait un vrai casse-tête au propre comme au figuré. Un objet si discret qu’il peut se faire oublier facilement, mais si indispensable que son oubli même nous contraint à rentrer la tête dans les épaules ou nous transforme en impotent contraint à l’immobilité. Dans un pays où pluie et soleil ne cessent de jouer à cache-cache, le parapluie, puisque c’est de lui dont il s’agit, ne pourrait s’accommoder de jouer le second rôle.

Parapluie pour vous servir

Le parapluie vietnamien, je l’ai rencontré la première fois en regardant ces vieilles cartes postales en noir et blanc. Grand, élancé, élégant, on l’aperçoit au côté de personnages en longues tuniques noires. Avant de vivre au Vietnam, il n’était pour moi que l’accessoire de lettrés ou de poètes flânant à la recherche d’inspiration. Il donnait à son propriétaire une posture intellectuelle ou de noblesse, un peu comme la canne des dandys de la Belle époque. Mais, lorsque j’ai choisi de vivre ici, je me suis vite aperçu que le parapluie était bien plus qu’un accessoire de théâtre social.

En réalité, c’est le «couteau suisse» du promeneur. Comme l’indique son nom, sa première fonction est de se déplier pour nous offrir un abri contre la pluie, nous permettant de poursuivre nos déambulations, la tête au sec, même si nos pieds sont mouillés. Mais l’aimable objet nous sert aussi d’ange gardien contre les ardeurs du soleil. En l’occurrence, il se souvient qu’il est cousin de l’ombrelle pouvant, parfois, rivaliser de charme avec elle. Et, son utilité ne s’arrête pas là. Enfin du moins, pour le vrai parapluie, celui qui se referme mais ne se replie pas.

Il n’y a pas d’âge pour sortir avec son parapluie.
Photo : Gérard Bonnafont/CVN

J’en ai acheté un, sur un marché H’mông, quelque part dans les montagnes du Nord-Ouest. Il affiche fièrement son allure, avec son manche de bois vernis, qui se termine en crosse. Quand je pars en promenade, il devient bâton de marche, scandant mes pas de petits coups secs sur le sol. Quand je fatigue, il me supporte et devient canne. Quand j’ai l’esprit joueur, il devient club de golf pour envoyer se faire voir un fruit de pancovier égaré à terre. Il me sert aussi pour récupérer ces ignobles bestiaux gonflés à l’hélium que ma fille s’acharne à envoyer avec persévérance, se perdre dans les arbres qui bordent les avenues.

Il m’arrive parfois, je dois l’avouer, de l’utiliser pour rappeler ma présence à quelques fâcheux automobilistes qui ont tendance à me serrer d’un peu trop près, alors que je suis déjà engagé sur la chaussée. Mais ce que je préfère le plus, c’est sa corolle qui a un cœur, gros comme ça, et qui peut nous abriter, ma femme, ma fille et moi : un vrai nid d’amour pour nous blottir les uns contre les autres, quand les éléments se déchainent autour de nous. À être aussi utile, on comprend que le parapluie se gondole comme une baleine, quand on l’oublie avant de sortir sous un ciel incertain, situation fréquente au Vietnam (le temps incertain, pas l’oubli). Finalement, le riflard devrait être nommé bienfaiteur de l’humanité.

Sol pour vous desservir

Se promener la tête protégée, c’est bien, encore faut-il avoir le pied sûr pour éviter la chute. Et au Vietnam, ce n’est pas gagné. En effet, le Vietnamien adore le carrelage. Grès-cérame, marbre, porphyre, le carrelage a droit de citer partout. Escaliers, terrasses, sol de salle de bain, voire de toutes les pièces de la maison, hall d’immeuble, trottoirs… il s’exhibe à tout va. Certes, l’esthétique lui en sait gré. Mais pas moi !

Un parapluie peut, dans certains cas, servir aussi de canne.
Photo : CTV/CVN

N’importe quel physicien vous expliquera que les coefficients d’adhérence ou de frottement ne dépendent pas des efforts exercés, ni de l’étendue des surfaces en contact, mais essentiellement de la nature des matériaux en contact. Ils dépendent également, mais dans une moindre mesure, de la qualité des surfaces en contact (rugueuses ou lisses) et de la vitesse relative de déplacement des surfaces en contact. Illustration…Le sol de mon couloir est en carrelage. Quand je sors de ma salle de bain, mes plantes de pied sont recouvertes d’une pellicule d’eau, donc de potentiellement rugueuses, deviennent lisses, à l’instar de mon carrelage. Il y a donc deux surfaces lisses en contact, et la vitesse relative de mon déplacement plantaire sur l’autre surface en contact suffit pour m’envoyer en l’air, tel un acrobate de cirque.

Depuis que j’habite ici, je ne compte plus les tentatives de salto arrière qui ont lamentablement échoué sur le postérieur ou sur le dos. À chaque fois, je bénis mes ancêtres de m’avoir doté d’une ossature suffisamment solide pour résister à des chocs à briser les vertèbres. Et à chaque fois, je maudis celui qui a eu l’idée d’inventer le carrelage lisse et, pour faire bonne mesure, celui qui l’a installé dans mon couloir. Fût-il à l’extérieur, le carrelage lisse se comporte de la même manière, surtout quand il pleut.

Fort de mon expérience post-ablution et de quelques chutes mémorables devant des spectateurs hilares, j’ai adopté la pratique des petits pas dès que je dois entamer une traversée carrelée. Et là encore, j’apprécie la présence de mon parapluie qui justifie mon allure d’impotent, dussé-je passer pour plus gourd que je ne suis. Comme quoi un pépin peut éviter beaucoup de pépins.


Gérard Bonnafont/CVN

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