Trop humide
Depuis quelques jours, des cataractes engloutissent régulièrement le monde des hommes. Transformés en grenouilles, abasourdis par ce ciel qui leur tombe sur la tête, les Hanoïens voient disparaître leur ville qui se dissout dans un rideau de pluie torrentielle. Et, ils peuvent très vite vérifier in situ un problème mathématique de base : «Si l’évacuation de la baignoire s’effectue à raison de 100 litres d’eau par minute, alors que le robinet débite 1.000 litres d’eau par minute, combien de temps mettra la baignoire pour se remplir ?».
Mais, à peine les écoliers ont-il le temps d’écrire les données du problème sur leur ardoise, que déjà ils sont confrontés à un second problème : «Combien de temps mettra la baignoire pour déborder et remplir la salle de bain ?» En effet, selon le principe bien connu des vases communicants, plus le ciel se vide, plus les rues se remplissent, et il faut très vite rentrer les écoliers, car déjà le niveau de l’eau dans les rues dépasse la ceinture des plus grands et la tête des plus petits. En l’espace d’une journée, l’eau regagne le terrain que les hommes ont conquis en deux siècles. Les rues redeviennent des affluents du fleuve Rouge.
Les anciens bras morts comblés et émergés par les égouts tels des spectres d’Halloween. Neptune étend son royaume partout où McAdam (John Loudon McAdam, 1756-1836, ingénieur écossais qui mit au point le macadam - revêtement de chaussée) croit régner en maître. Les voitures se transforment en sous-marin, les bus en bateau à aubes. Les poissons du fleuve frémissent d’aise à l’idée de pouvoir se balader sur la place Ba Dinh. On attend Noé et son arche. Hanoï devient amphibie.
Les trentenaires et moins sont submergés : ça peut exister un truc pareil ? Les anciens, eux, se souviennent des grandes crues d’autrefois, de la ville paralysée, de l’absence d’électricité, des poissons jusque dans les maisons. Pour l’heure, chacun découvre ou redécouvre ce que vivent régulièrement les populations montagnardes ou des campagnes du delta quand chaque année, les inondations les chassent de leurs maisons, détruisant les récoltes, maculant leurs biens.
Comme eux, le citadin doit apprendre à vivre sans électricité dans sa maison devenue île au milieu de torrents impétueux. Il redevient arboricole, abandonnant le rez-de-chaussée de sa maison, envahi par le liquide, tandis qu’il sauve ses liquidités dans les étages. Et là, du haut de sa gloire déchue, il touche le fond en s’apercevant que l’électricité, ce n’est pas seulement la lampe du palier ou la télévision, mais c’est aussi la pompe à eau. Comment peuvent-ils résister ces enfants du confort qui, noyés sous des milliards de mètres cubes d’eau saumâtre et boueuse, constatent que leurs robinets ne peut même pas leur distiller une seule goutte d’eau propre ?
Trop sombre
C'est dans ce monde aquatique que nous revenons chez nous après un week-end passé dans le Sud. Déjà rassurés par le chauffeur de taxi qui nous décrit les péripéties des derniers jours, nous constatons avec soulagement que notre rue n’est plus une rivière et que notre maison est toujours debout. Et, c’est avec un soupir de satisfaction que dans la nuit noire de Hanoï, nous ouvrons la porte de notre humble logis en allumant la lumière. En fait, je devrais dire, en abaissant l’interrupteur, car de lumière point. Il y a sans doute une erreur, me dis-je. Je recommence, de lumière toujours point.
Mon épouse allume son téléphone portable et tâtonne, à la lueur de l’écran, à la recherche d’autres interrupteurs moins récalcitrants. Même si l’idée du téléphone-lampe est lumineuse, la lumière ne jaillit toujours pas chez nous. Enfin, je veux dire dans notre maison que je ne me permettrais pas de sous-estimer la capacité d’initiative de mon épouse. De retour à l’extérieur, un rapide regard autour de moi me permet de constater que chez nos voisins, la lumière se la coule douce. Donc, ou nous sommes victimes d’un sabotage ou c’est notre jour de malchance, ou nous n’avons pas payé l’électricité le mois dernier, ou c’est notre compteur qui a disjoncté.
Ayant éliminé les trois premières hypothèses, nous sommes confrontés à un nouveau problème. J'avoue mon ignorance totale des arcanes de l’installation électrique qui suit les méandres compliquées d’un réseau de fils dont je sais qu’ils partent d’un compteur perché à 5 m de haut sur un poteau extérieur, mais dont j’ignore où ils arrivent précisément : disjoncteur, fusibles et autres pare-feu de sécurité me sont totalement étrangers. Mais heureusement, c’est sans compter avec la fameuse solidarité vietnamienne.
La voisine, réveillée par mon épouse (il est 23h00), nous délègue son mari, lequel, par la grâce de je ne sais quelle rumeur, est rejoint par deux puis quatre voisins. Celui-ci apporte une échelle de bambou, celui-là une puissante lampe-torche, cet autre un grand parapluie. En un instant, mon pas-de-porte se transforme en fête foraine : escalade de l’échelle, tripatouillage du compteur général, illuminations, acclamations, tournée de bière générale, etc. Et même train-fantôme, en découvrant le spectacle de la maison ex-inondée. En se retirant, l’eau a déposé son limon de boue, sable et autres excréments douteux venus du plus profond du cloaque. Et toujours la solidarité devant l’adversité.
Je n’ai pas eu le temps de retrousser mes manches, déjà dix paires de bras s’activent, balaient, frottent, nettoient, récurent, savonnent. Merci mes voisins ! ils ont fait des étincelles, sans étincelles. À minuit, ma rue s’endort de nouveau, chacun est rentré chez soi, ma fille rêve déjà, et moi je remercie les saints et Ông troi (Monsieur le Ciel), de vivre dans un pays où s’entraider veut encore dire quelque chose.
Gérard Bonnafont/CVN