Tripot flottant

Dire que le Vietnamien est joueur est un pléonasme. En famille, entre amis, entre collègues, au retour de l’usine ou des champs, le Vietnamien aime jouer. Et il ne manque aucune occasion pour satisfaire à son plaisir.

>>Échappée belle !

>>Marche impossible

>>Histoire de dire…

>>Un Français épris du Vietnam

Cet engouement n’est pas pour me déplaire non plus, car outre l’intérêt professionnel que je porte aux pratiques humaines, je suis moi-même un grand amateur de parties de cartes ou de jeux de réflexion. Sans doute quelques gènes transmis par ma cụ bà (arrière-grand-mère) vietnamienne. Aussi, est-ce avec bonheur…, et vigilance que je me suis laissé guidé dans l’univers du jeu au Vietnam. Bonheur pour le plaisir de jouer, vigilance contre les pièges que le jeu se complaît à tendre.

Or ou argent ?

En effet, si le Vietnamien aime le jeu, il joint l’utile à l’agréable, en le considérant comme une source annexe de revenus. Qui dit jeu, dit pari, et qui dit pari, dit argent. Et pour gagner, parfois tous les coups sont permis. Je me souviens de cette croisière en baie de Ha Long (province de Quang Ninh, Nord). Tandis que mes invités étaient installés sur le pont supérieur de la jonque, admirant un paysage extraordinaire que j’avais vu des dizaines de fois, je m’étais assis dans la salle à manger, profitant de l’occasion pour satisfaire mon bourreau préféré : écrire une tranche de vie à livrer avant la fin de la journée.

Le jeu appelé xóc đĩa.

Curieux, comme le sont la plupart des Vietnamiens, vis-à-vis des étrangers, le capitaine du bateau avait confié la barre à l’un de ses marins pour venir bavarder avec ce bizarre individu qui parle vietnamien avec un accent à couper au couteau. Que pouvais-je faire d’autre que répondre à ses avances, sous peine de passer pour quelqu’un d’arrogant (crime de lèse-politesse au Vietnam) ? Je décide donc de repousser l’ire de ma correspondante aux confins de ma culpabilité, et je commence à discuter de tout et de rien avec mon loup de mer, que viennent rapidement rejoindre, sa femme et son mousse. De fil en aiguille, mes interlocuteurs me proposent un jeu dont je me demande toujours quel est le vrai nom. Eux, le désignent par đoán đi (Devine !) - plus connu sous le nom de xóc đĩa.

La règle est simple : on prend un papier aluminé, du type que l’on trouve dans les paquets de cigarettes, donc couleur argent ou doré d’un côté et blanc de l’autre. On découpe cinq morceaux égaux que l’on met sur une soucoupe. On recouvre le tout d’une tasse renversée, et on retourne la soucoupe en la tenant fermement contre la tasse. On secoue comme un shaker puis, toujours en maintenant fermement l’ensemble, on retourne à nouveau la soucoupe, et on retire la tasse.

Dans la soucoupe, les morceaux de papier laissent apparaître soit le côté coloré, soit le côté blanc. Le jeu est le suivant : il faut parier à l’avance sur la couleur qui apparaîtra en majorité. Facile me dis-je, bien qu’au niveau de la réflexion, mes neurones ne soient guère sollicités, sauf à calculer finement les probabilités de tirage, comme on dit en mathématiques.

Perte sèche

Le jeu commence par la destruction du papier doré à l’intérieur du paquet de cigarettes du capitaine dont les yeux pétillants me disent que pour un de perdu, il s’attend à en retrouver une centaine… par mon intermédiaire. Puis nous fixons la mise à 1.000 dôngs. Mais, c’est que je n’ai pas cette menue monnaie sur moi. Qu’à cela ne tienne, un billet de 50.000 dôngs est vite transformé en petites coupures par la grâce du portefeuille de l’épouse attentive.

La partie se joue à un contre un, donc femme et mousse sont nos uniques spectateurs. Je pose 1.000 dôngs sur la table, mon adversaire en fait autant et c’est à moi que revient le soin de la première agitation de papier. J’avais misé sur le blanc majoritaire, c’est le doré qui sort. Mon billet est happé par une main féminine à la vitesse d’une tornade d’automne en Mer Orientale.

Il faut parier à l’avance sur la couleur qui apparaîtra en majorité sur la soucoupe.
Photo : CTV/CVN

Cinq secouages plus tard, j’ai perdu 5.000 dôngs. Et pourtant, je regarde avec attention toutes les manipulations, mais n’y voit rien de suspect ou alors que du feu. En outre, la règle semble changer, puisque mon protagoniste hilare me propose de doubler la mise à chaque pari… charge à moi d’arrêter quand je veux. Je voudrais bien cesser dès maintenant, car je n’ai jamais eu de goût prononcé pour les jeux d’argent et de hasard, mais je ne voudrais pas perdre la face.

J’obtempère donc, en espérant rester tempérant. 1.000, 2.000, 4.000, 8.000 dôngs, et je continue à perdre. Les billets s’entassent devant la femme du capitaine et, comme moi, changent de couleurs au fur et à mesure de l’augmentation de leur valeur vénale. Maintenant, nous en sommes à 16.000 dôngs et ce sont des billets verdâtres de 10.000 dôngs qui s’alignent sur la table.

Le silence règle autour de la table. C’est à moi de secouer, je secoue. C’est à moi de soulever, je soulève. J’avais parié sur le doré, et... c’est le doré qui sort majoritaire. C’est à moi de respirer, je respire. C’est à moi d’empocher, j’empoche. La fois suivante, rebelote (si j’ose dire), et c’est 64.000 dôngs que j’attire de mon côté. Maintenant, je dois faire preuve de compréhension et d’intelligence.

En effet, devant la mine déconfite de mon adversaire et de ses supporters, non seulement je récupère ma mise du départ, mais encore je lui en prends au moins autant. Or, si pour moi cette somme est bien peu, pour lui, elle peut servir à nourrir sa famille pendant une journée.

Et pourtant je ne dois pas donner l’impression de l’humilier, soit en continuant à doubler, ce qui le contraindrait à une espèce de fuite en avant devant sa femme, et le jeu n’en serais plus un, soit en quittant la table, le laissant sur une amère défaite, tache à son honneur. Devinez par qui je suis sauvé ? Ma belle et merveilleuse épouse, qui inquiète de ne pas me voir depuis une demi-heure vient aux renseignements, ce qui contribue à faire disparaître comme par magie papiers et argent.

Je ne sais ce qu’elle a pensé en voyant quatre personnes attablées autour d’une tasse et d’une soucoupe vides, mais en venant me chercher, elle a sauvé la face de tout le monde. Finalement j’ai laissé un pourboire de 50.000 dôngs au capitaine. La morale est sauve.


Gérard Bonnafont/CVN

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