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À 79 ans, Trân Tô Nga continue son combat pour la justice des victimes de l'agent orange. |
Votre parcours de combat arrive à son moment crucial. Quelles sont vos sentiments ces jours-ci avant d’aller aux plaidoiries du 25 janvier 2021 ?
Ce combat a commencé il y a dix ans. Après six années de procédures, dix-neuf audiences, et une kyrielle d’obstructions soulevées par la partie adverse, la séance du 25 janvier est attendue avec impatience par toutes les personnes éprises de justice. Il y a eu, vous le savez, des propositions d’entente à l’amiable, “en toute discrétion”, de retrait de plainte contre une certaine somme d’argent. Propositions rejetées bien entendu car le procès que j’ai intenté a pour but de faire condamnner les crimes, de réclamer justice non pas pour ma seule personne. La justice rendue au terme de ce procès aura un impact direct et bénéfique sur la cause des victimes, au Vietnam et dans le monde, de l’agent orange.
Lorsque le tribunal d’Evry, en septembre dernier, a fixé la date du 12 décembre 2020 pour le débat contradictoire, la défense a évoqué la pandémie du COVID-19 pour en demander le report sous le prétexte que les représentants des firmes chimiques américaines ne pourraient pas assiter au procès. Cela fait partie de la stratégie poursuivie depuis six ans par les 38 avocats : gagner du temps. Pendant ces six longues années, aucune firme n’a envoyé de réprésentants au procès. Toujours est-il que la Cour d’Evry a déplacé, COVID-19 oblige, la date au 25 janvier 2021.
Le coronavirus mis à part, y a-t-il d’autres raisons ? Toujours est-il qu’une décennie est passée depuis le dépôt de ma plainte, pendant laquelle la défense a recouru à de multiples manœuvres dilatoires. J’ose espérer que la Cour d’Evry rendra enfin justice et que son verdict sera suivi d’effet. Mes avocats, quant à eux, se tiennent prêts à toute éventualité. En ce qui me concerne, je me prépare à cette journée du 25 comme à une nouvelle bataille dans une longue guerre.
Que prévoyez-vous quant au déroulement de ce procès, notamment en ce qui concerne les points de vue et les attitudes des firmes américaines. Qu’attendez-vous du procès ?
Comme l’a justement dit Me William Bourdon, ce procès unique est historique, politique et pédagogique tout à la fois, et pour cette raison, il doit être public, les conclusions et les contre-conclusions rédigées étant soumises à la cour. La séance du 25 prochain devrait se limiter à une journée, la partie plaignante aura trois heures dans la matinée pour plaider sa cause, et la défense aura quatre heures dans l’après midi. Il n’y aura pas de débat et il n’est pas certain que la Cour me posera des questions. La suite relève de la décision de la Cour. Après des expertises médicales, délibéré et verdict. Le temps que cela prendra dépend de la Cour, de l’évolution de la pandémie, sans exclure le climat politique. Il est permis de penser qu’alors la presse et les médias en feront écho et que l’opinion publique contribuera à écarter les entraves qui empêcheraient la justice de passer.
Un devoir de responsabilité vis-à-vis de la justice
Trân Tô Nga (première, droite) lors d'une rencontre avec les médias. |
Photo :Linh Huong/VNA/CVN |
Il existe un courant d’opinion considérant que votre combat est une utopie, pourquoi revenir en arrière, pourquoi ne pas tourner la page…. Quelle est votre opinion ?
Il y a de l’utopie quand une femme seule porte plainte contre 26 géants de l’industrie chimique américaine tels Monsanto et Dow Chemical, de redoutables Goliath. D’aucuns n’ont pas manqué de me conseiller d’arrêter ce combat sans espoir. Cela me rappelle la résistance vietnamienne contre la puissance américaine, pendant longtemps considérée comme utopique.
N’empêche que, pour la première fois, Monsanto et 25 firmes chimiques sont ainsi appelés à la barre, et au bout de six ans et de multiples obstructions, auront à répondre devant un tribunal. Seule au commencement, je suis soutenue depuis par des centaines de milliers de personnes, de toutes provenances qui témoignent que le désir, la volonté de justice est puissamment présente dans un monde encore soumis à la loi du plus fort.
Le présent du crime est le prolongement du passé. L’agent orange a causé la souffrance à des millions d’êtres humains, au Vietnam et dans le monde. Ce crime qui n’a pas été empêché à temps et comme il le fallait a entrainé bien d’autres (herbicides, OGM, Roundup)… dont les victimes de par le monde se chiffrent par millions et dont la souffrance n’est guère différente de celle des victimes de l’agent orange. Personne ne veut vivre avec le passé, mais il est des circonstances où il faut regarder le passé en face pour empêcher la répétition des crimes. En cela, je suis loin d’être seule.
Je me suis rendu compte que votre combat et ce procès relevaient pour vous d’un devoir de responsabilité vis-à-vis de la justice, et aussi d’un devoir de mémoire intergénérationnelle. Cela pèse-t-il sur vos épaules ?
Quand on s’engage, on cesse de ne penser qu’à soi-même. Par ailleurs, le fait d’être “choisie” me donne la conviction que je serai protégée, défendue jusqu’au bout de la route. Ce “feu sacré” m’aide à m’avancer en tout sérénité.
En étudiant l'histoire du Vietnam du XXe siècle, j’ai beaucoup appris sur le rôle et l’influence qu’ont exercé de nombreuses femmes vietnamiennes sur la politique, la société et la culture de notre pays. Pourtant, elles ne m’apparaissent que comme des personnalités “statiques” appartenant à des livres. C’est la première fois que je converse avec une ancienne résistante et une combattante en temps de paix. Pourriez-vous nous parler, à nous les jeunes générations, de votre parcours de vie comme un trait d’union entre les générations, entre les deux cultures française et vietnamienne ?
L’histoire, pour quelle raison que ce soit, ne doit pas être ensevelie sous les poussières du temps. Cela me fait mal de lire chaque jour des nouvelles de crime, de violence, de voir des scènes de vie dissolues sur fond de bagarres. Je repense chaque fois à ceux qui étaient tombés avant même de connaître la vie. Je voudrais tant rappeler aux jeunes que le présent est le fruit des sacrifices de millions et de millions de jeunes d’hier. Je considère comme un devoir qui incombe à moi et à celles et ceux de ma génération de faire connaître aux plus jeunes ces faits d’histoire. C’est dire combien je suis heureuse d’être comprise et soutenue par tant de jeunes, partout au Vietnam comme en France. Si cela est autorisé, je sais que, le 25 prochain, mes avocats et moi entreront dans la salle d’audience, salués par les haies de jeunes et de moins jeunes qui représentent le soutien de toute la société civile.