>>Sans fards sous les projecteurs
Ni la pluie, ni le soleil n’arrêtent l’écolier. |
Lorsque je voyage en France, j'entends souvent des parents ou des enseignants me dire : «Ils ne veulent rien apprendre. Ils n'aiment pas l'école. Ils ne pensent qu'aux vacances». Ils, ce sont les enfants et les élèves qui ne respectent même plus le dicton : «Travaille bien à l'école pour avoir une bonne situation plus tard !» Comme ce n'est pas le lieu ici, je ne m'attarde pas sur la vérification de l'égalité absolue entre ces deux propositions. Par contre, en entendant ces propos, je ne peux m'empêcher de penser que je suis béni des Dieux comme presque tous ceux qui vivent au Vietnam.
Un vrai plaisir
«Đi hoc» (Je vais apprendre/Je vais à l’école), phrase magique que j'entends avec délectation plusieurs fois par jour et plusieurs jours par semaine. Et ce n'est pas tant le «Je vais apprendre» qui résonne si bien à mon cœur de père, c'est surtout le ton allègre avec lequel ces mots simples, mais tellement chargés de sens, sont prononcés. Chaque matin, du lundi au samedi, ma fille me salue vers 07h00 du matin sur ces simples mots : «Chào bô, con đi hoc» (Au revoir papa, je vais apprendre).
À peine dit, à peine fait. Elle chausse d'un coup de talon agile les sandales qui attendent sagement sur le seuil de la maison, et, cartable au dos, elle prend le chemin de son école sans sourciller. Oui, vous avez bien lu, du lundi au samedi, six jours sur sept. Fière comme Artaban, pluie ou soleil, elle emporte joyeusement son sac à dos rose et blanc sur les chemins du savoir. Et, ils sont comme cela des milliers de pères à voir partir une progéniture heureuse vers un destin de chiffres et de lettres.
Deux collégiennes vietnamiennes lors d'un cours de pratique scientifique. |
Photo : Bùi Phuong/CVN |
Quand je vois partir la ribambelle de fillettes de ma ruelle, j'ai l'impression d'assister à l'envol d'une basse-cour bavarde : ça pépie, ça glousse, ça roucoule, ça caquette, ça rit..., ça «đi hoc» ! Je dis bien «fillettes» car il n'y a que des filles dans ma ruelle. Je le pressentais confusément, mais je l'ai vérifié le jour où j'ai voulu offrir un goûter de crêpes à tous les enfants de la rue pour leur retour de l'école. Par épouse et mères interposées, j'avais fait circuler le message : «Cet après-midi, en revenant de l'école, arrêtez-vous chez le Tây (Occidental), il y a une surprise pour vous !».
Même accro de l'école, les enfants vietnamiens sont comme tous les enfants du monde : le mot «surprise» leur fait froncer les sourcils ou écarquiller les yeux, retrousser le bout du nez, faire une moue interrogative du bout des lèvres, entrer en ébullition leurs neurones, et sécréter des tonnes d'adrénaline pour tonifier leur impatience. Au moment dit, c'est ma fille et sa copine de classe, mais aussi voisine de porte, qui ont inauguré le goûter à la française, suivies par une dizaine de fillettes de 7 à 12 ans, en fonction des sorties des écoles, les plus grandes accompagnant les plus petites.
Tous les enfants sont là ? Rapide acquiescement conjugal : pas un garçon ! Je ne sais pas si dans dix ans j'aurais changé de rue, mais j'imagine alors l'angoisse des parents qui feront face à une redoutable alternative : veiller à contenir l'invasion des mâles prédateurs en pleine parade prénuptiale ou assister à l'exode vespéral et dominical de jeunes filles énamourées. Le «đi hoc» aura pris une autre tournure.
Devoirs remplis
«Đi hoc», ce même refrain joyeux, je le retrouve quand je vais me promener à la campagne, des vallées les plus reculées aux bords de littoral grouillant d'activités. Il m'arrive souvent de croiser un enfant solitaire ou un groupe de copains et copines qui, en vélo ou à pied, marchent d'un pas décidé sur le bord de la route. Comme la coutume au Vietnam, lorsque l'on salue quelqu'un est de dire «Đi đâu ?» (Où allez-vous ?/Où vas-tu ?), j'ai toujours la même réponse «Đi hoc» ou «Đã tan hoc, đi vê nhà» (Je reviens de l'école, je vais à la maison).
Seuls les dimanches et les rares jours fériés, j'ai droit au «Je vais jouer ou je me promène !». Et encore, pas pour tous les enfants : certains ont même des cours d'approfondissement ces jours-là. Vous êtes déjà épuisés à lire ces lignes en pensant à la charge de travail de ces pauvres enfants. Attendez, le pire est à venir. Les querelles psychopédagogiques qui agitent les cerveaux et les langues de tous les experts et faux prophètes qui se penchent sur les berceaux des enfants occidentaux, n'ont pas encore atteint les rives du Mékong ou du fleuve Rouge.
Ici, les enfants apportent sereinement des devoirs du soir à la maison. Une heure, deux heures, qu'importe, quand on aime, on ne compte pas. |
Photo : Bùi Phuong/CVN |
Je peux jurer sur les mânes de mes ancêtres jusqu'à la quarantième génération, que jamais je n'ai entendu une voix paternelle ou maternelle hurler : «Maintenant, ça suffit, va faire tes devoirs !». J'ai vu des têtes studieuses travailler sur une table du restaurant familial, au milieu du brouhaha des clients, d'autres calculer, rédiger, apprendre, assis à terre, sur une natte, dans le magasin paternel, parmi les chalands qui vont et viennent.
J'en ai vu accomplir leur mission assise sur un banc de parc public, d'autres au milieu d'un pré, gardant des buffles, d'autres encore en équilibre précaire sur la rambarde d'un bateau. L'écriture est parfois incertaine, les pages du cahier tâchées, les livres écornés, mais toujours j'ai senti la fierté de pouvoir repartir le lendemain, devoir rempli, quelles que soient les conditions.
J'en entends déjà qui vont m'assurer qu'à ce rythme, les synapses de ces enfants vont se mettre en surtension et que ça va faire du vilain dans l'avenir. À ces Cassandre, je n'ai à opposer que ce que je vis chaque jour : des enfants et des jeunes magnifiques de joie de vivre qui emplissent les rues de leurs rires, avides de tout connaître, de tout comprendre, les regards tournés vers un futur qui leur semble beau. Seuls quelques adolescents en mue affichent des airs bougons préoccupés qu'ils ou elles sont de devoir quitter l'enfance pour devenir adultes.
Allez, demain, j'y vais aussi à l'école ! Histoire de savoir pourquoi les enfants sont si heureux de «đi hoc !».
Gérard Bonnafont/CVN