Sur la petite île de Chypre, un journaliste défie le président turc

Tentatives d'assassinat, prison, procès en cascade: depuis 20 ans qu'il publie un quotidien dans la République turque autoproclamée de Chypre-Nord (RTCN), le journaliste Sener Levent a subi maintes pressions et la colère du président turc Recep Tayyip Erdogan.

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Le journaliste chypriote turc Sener Levent dans son bureau dans les locaux du quotidien Afrika à Nicosie, le 13 décembre 2018.
Photo: AFP/VNA/CVN

"Il y a toujours un prix à payer pour la liberté d’expression. Mais il faut savoir se défaire de ses peurs", souligne ce septuagénaire chypriote-turc lecteur avide de Shakespeare et Albert Camus, cheveux gris peignés en arrière et sourire espiègle.

Sur son bureau à Nicosie, une tasse de café, des cigarettes, des journaux empilés et un écran montrant les entrées du bâtiment filmées par les caméras de surveillance. Une des mesures de sécurité prises après les attaques ayant visé son quotidien Afrika et ses journalistes.

La dernière remonte à début 2018. Des centaines de manifestants avaient caillassé les locaux pour protester contre un article critiquant l'offensive turque contre une milice kurde à Afrine, en Syrie.

"Afrine, une deuxième occupation par la Turquie" après Chypre, avait titré Afrika.

Depuis 1974, la partie de nord de Chypre, où est né et vit Sener Levent, est considérée internationalement comme occupée par la Turquie. Cette dernière y est intervenue militairement en réaction à une tentative de coup d’État menée par des Chypriotes-grecs voulant unir l’île à la Grèce contre la volonté des Chypriotes-turcs.

Ankara maintient quelque 35.000 militaires en RTCN qu'elle considère comme un État indépendant même si cette entité n'est reconnue par aucun autre pays.

"Craindre le pire"

Des ultranationalistes jettent des pierre contre les locaux du journal Afrika à Nicosie, dans la République turque autoproclamée de Chypre-Nord le 22 janvier 2018, pour protester contre une Une critiquant l'intervention turque à Afrine en Syrie.

Pour Ankara, qualifier "d’occupation" la présence turque à Chypre relève de l’insulte ou de la diffamation, tout comme les critiques visant les opérations anti-Kurdes.

Après la Une d’Afrika, M. Erdogan avait appelé ses "frères à Chypre-Nord à donner la réponse nécessaire". Le lendemain une foule d'ultranationalistes attaquaient le journal sous les yeux de la police chypriote-turque.

Il pourrait sembler paradoxal qu’un petit quotidien vendu à 1.500 exemplaires dans un territoire de quelque 300.000 habitants suscite une telle attention de la part du président turc.

Mais pour Reporters sans frontières (RSF), "la chasse aux médias critiques menée par le gouvernement d'Erdogan" est telle "qu'on peut craindre un effet collatéral sur Chypre".

La Turquie occupe la 157e place sur 180 au classement 2018 de la liberté de la presse établi par RSF.

D'après le site P24, spécialisé dans la liberté de la presse, plus de 160 journalistes sont écroués en Turquie.

Interrogé par l'AFP sur ces accusations d'interférence sur les médias de Chypre-Nord, l'ambassadeur de Turquie à Nicosie, Ali Murat Basceri, a évoqué des "allégations infondées".

"Un journaliste porte-voix, indépendant, critique de la Turquie comme Sener Levent peut craindre le pire", soutient Pauline Adès-Mevel, responsable de RSF pour l'Union européenne et les Balkans.

Aujourd'hui, il fait face à trois procès à Chypre-Nord pour "diffamation à l'égard d'un leader étranger", "insulte à la religion" et "publication de fausses nouvelles avec l'intention de créer peur et panique au sein de la population", a indiqué son avocat Tacan Reynar.

Il encourt jusqu'à cinq ans de prison en raison de sa Une sur Afrine et d'une caricature de M. Erdogan publiée sur les réseaux sociaux et reproduite dans Afrika. Des poursuites "disproportionnées", juge RSF.

Contre l'injustice

Les pages fraîchement imprimées du quotidien chypriote-turc Afrika, dont le rédacteur en chef Sener Levent n'hésite pas à critiquer le président turc Recep Tayyip Erdogan, le 13 décembre 2018 à Nicosie.
Photo: AFP/VNA/CVN

Son avocat craint que des poursuites soient aussi en cours en Turquie même si aucune n'a été notifiée. Par peur d'être arrêté, Sener Levent évite de voyager dans un pays qui, selon lui, "n'est plus une démocratie".

Face aux inquiétudes, la RTCN a certifié que les Chypriotes-turcs ne seraient pas extradés vers la Turquie.

Détenteur d'un passeport européen, comme tous les Chypriotes d'origine y compris ceux vivant dans le Nord occupé, le journaliste le voit comme une de ses rares protections. "La Turquie sait qu'elle ne peut pas nous faire à nous citoyens européens ce qu'elle fait à ses propres citoyens".

Il voue de maintenir sa ligne éditoriale, ses critiques contre M. Erdogan et sa lutte pour une réunification de son île, lui dont les témoins de mariage furent Chypriotes-grecs.

En vingt ans de journalisme, il a essuyé de fortes pressions.

En 2002, lui et son collègue Memduh Ener furent emprisonnés près de deux mois pour "offense" au président de la RTCN de l'époque, Rauf Denktash. En 2011, un homme le considérant comme "traître" tenta de l'assassiner. Depuis, il a toujours un revolver avec lui.

Un technicien place une plaque contenant la page d'+Afrika+ à imprimer pour la prochaine édition du quotidien le 13 décembre 2018 à Nicosie dans la République turque autoproclamée de Chypre-Nord
Photo: AFP/VNA/CVN

Pourquoi continuer? "Je déteste l’injustice mais plus que tout le silence face à l’injustice". Tous les soirs, son quotidien continue donc d’être imprimé sur une presse à l’ancienne à Nicosie.

Sener Levent reste quand même modeste. "Les vrais héros sont les gens qui vivent aujourd'hui en Syrie, au Yémen", ces pays en guerre où les femmes notamment "doivent faire face à d'incroyables dangers" pour faire vivre leur famille au quotidien.

AFP/VNA/CVN

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