Snobisme linguistique

L’usage de termes anglais dans la vie quotidienne est à la mode parmi des Vietnamiens, surtout des jeunes. Les responsables de la presse, de l’éducation et de la culture doivent intervenir pour freiner ce phénomène.

Concernant l’usage abusif de termes anglais dans la vie quotidienne, Huu Ngoc nous parle d’un extrait de la pièce moliéresque de Nam Xuong, Ông Tây An Nam (Le français annamite) 1931.

M. Quang Thanh, établi depuis plusieurs décennies aux États-Unis, reste fidèle aux traditions culturelles du pays de ses ancêtres. Dans un article écrit de New York, il se plaint de ce qu’au Vietnam, on massacre sans pitié la langue maternelle, on la bombardant de termes anglo-saxons, surtout de la part des jeunes. Lors d’une visite au Vietnam, il remarque non sans tristesse que partout, dans la rue, les bureaux, la presse orale et écrite, circulent des mots anglais parfois accouplés avec un mot vietnamien teen, hot gril, rât (très) hot, pardon, fan, O.K…

Dans les rues, de nombreuses boutiques portent un enseigne en anglais

Dans un quartier ouvrier où ne passe aucun étranger, il y a des boutiques qui portent un enseigne et des affiches en anglais. Des vêtements destinés aux montagnards affichent une marque en anglais. Des lycéens s’affolent du vocabulaire chat. À la télévision, on préfère MC (Master of ceremonies) à son homologue vietnamien, nguoi dân chuong trinh (présentateur), on exprime la surprise à l’américaine en criant WOW ! WOW. Les jeunes surtout singent les termes américains parce qu’ils leur manque une culture nationale de base. Ce mépris de la langue maternelle amorce-t-il un esclavage culturel volontaire ?

M. Quang Thanh nous rappelle qu’au temps de la colonisation française, nos aînés possédaient la langue et la culture française bien mieux que les générations d’aujourd’hui concernant l’américain et la culture américaine. Et pourtant ils ne métissaient jamais la langue maternelle. Laisser le snobisme linguistique devenir une épidémie, c’est la faute des adultes, de la société, du gouvernement. M. Quang Thanh appelle les responsables de la presse, de l’éducation et de la culture à intervenir immédiatement pour freiner l’usage abusif de termes anglais dans la vie quotidienne.

La comédie Ông Tây An Nam

La noble indignation de M. Quang Thanh me remet en mémoire la comédie Ông Tây An Nam (Le français annamite) 1931.

Cette pièce moliéresque de Nam Xuong dépeint de façon assez chargée un citadin cossu, avide d’honneurs et de distinctions mandarinales, un bourgeois doué d’un solide bon sens et surtout, un intellectuel «retour de France» récusant ses origines. Critique acerbe à la fois des tendances excentriques, déracinantes et du snobisme que sévissait parmi les bourgeois et petits bourgeois.

L’intrigue de la pièce ne manque pas de sel :

Informé du retour de France de son fils, le père Cuu envoie sa femme l’accueillir à la gare, tandis qu’il demeure céans à caresser des rêves de grandeurs. Mais le licencié Lan, qui «ne sait pas» l’annamite doit se servir d’un interprète et recourt à la police pour emmener sa mère au commissariat, car «cette femme indigène», ne fait que s’attacher à ses pas «sans (le) lâcher d’une semelle, pour chercher à le voler». Les malheureux parents qui supportent mal le langage, le comportement et la conduite de leur fils, imaginent de se servir d’une jeune fille, mademoiselle Kim Ninh, pour lui tourner la tête et le rendre ainsi un tant soit peu plus maniable. Notre licencié de la faculté est effectivement épris, mais Kim Ninh le confond et oppose un ferme refus à cette manière de «butiner» qu’il a apprise dans la société des jouisseurs, en France. Le jeune homme déconfit se met à regretter d’être «redevenu annamite» en débarquant, et décide de retourner en France afin de s’attaquer à une thèse de doctorat sur «la coutume des salamalecs des Annamites», en emmenant son interprète afin d’en faire également «un Européen».

Nous reproduisons ci-dessous une partie de la scène III du premier acte. Les mots italiques sont en français dans le texte original.

Lân : diplômé retour de France

Khiêu : interprète

Cuu : le père

Lân. - C’est ici ma maison ?

Cuu. - Te voilà, mon enfant ! Tu es de retour, mon fils, tu es de retour !

Lân (fronçant les sourcils). - Quel est ce vieux fou-là ?

Cuu. - Papa n’a pu aller t’accueillir et c’est bien malgré lui. Mais… où est ta mère ? Maman est bien allée au-devant de toi ?

Lân. - Que signifie ?

Cuu. - Mais installe-toi là, là !

Lân. - Veut-il par hasard me manger ?

Khiêu. - Messou, lui dié qu’lui papa messou.

Lân. - Mon père ? Oh ho ho !

Cuu. - Misère ! Fiston, aurais-tu oublié ton papa ? À ton départ pour l’Occident, papa t’a accompagné jusqu’à Hai Phong, tu sais bien ? Et c’est papa qui, chaque mois, t’a envoyé de l’argent pour tes études et ton entretien, tu sais bien ? Monsieur Tri, le secrétaire de la Résidence, a appris ton succès aux examens par le journal, il l’a dit à papa et papa t’a envoyé sur-le-champ un mandat télégraphique pour que tu puisses revenir aussitôt chez papa-maman, tu sais bien ?

Lân (qui a ostensiblement dévisagé le père Cuu pendant que celui-ci parlait). - Possible ! (Il prend le père Cuu dans ses bras et l’embrasse). Excuse, papa, je ne t’avais pas reconnu.

Khiêu. - Mon mandarin s’excuse de ne pas vous avoir reconnu jusqu’à maintenant.

Cuu (s’agrippant au cou de son fils pour le faire asseoir de force sur la chaise). - C’est vrai, depuis le temps, il est bien possible que tu m’aies oublié. Eh bien, n’en parlons plus, je ne t’en fais pas rigueur ! Assieds-toi là, veux-tu ?

Lân (repoussant doucement son père). Oh, pouf ! Il m’étouffe avec son odeur d’indigène ! Dis-lui de ne plus recommencer, je te prie ! (Il s’évente avec son mouchoir).

Khiêu. - Hé, l’aïeul, vous avez manqué d’étouffer mon mandarin, avec votre odeur d’indigène. Ne recommencez plus surtout, compris ?

Cuu (interloqué). – Tu as bien dit cela, fiston ? (En se tournant vers Khiêu) Ou est-ce toi qui dis des insolences ?

Khiêu. – Hélà, l’aïeul ! Pour qui donc me prenez-vous ?

Lân. - Qu’est-ce ?

Khiêu. - Moi lui dié qu’moi intérète Messou, moi pas boy lui (S’adressant au père Cuu :) Si je ne suis pas quelqu’un, moi, je suis pour le moins l’interprète de monsieur le licencié frais émoulu de la faculté…

Cuu. - C’est-à-dire, tout au plus, le domestique de mon fils ?

Khiêu. - Domestique de votre fils, pas votre domestique à vous, Vu ? Sal’vieux !

Lân (haussant les épaules). - Qu’est-ce que cela me fait ?

Khiêu (avec une moue de mépris). - Voilà ! Vous entendez ? Hein ; hein !

Cuu. - Qu’as-tu dit, mon fils ? Pourquoi ne t’exprimes-tu pas directement dans notre langue, que papa te comprenne ?

Khiêu. - Messou, lui dié qu’Messou idiot, bête ?

Lân. - Doucement, mon cher ! Je suis assez intelligent pour deviner les paroles au mouvement des lèvres ! Interprète comme il faut, fidèlement, textuellement chaque mot, ou je te mets à la porte.

Huu Ngoc/CVN

 

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