Quand le professeur Tôn Thât Tùng avait 50 ans

Nous célébrons cette année le centenaire de la naissance de Tôn Thât Tùng (1912-1982), père de l’hépatectomie, fondateur de la chirurgie vietnamienne. Quelques anecdotes racontées par ses amis.

Le professeur Tôn Thât Tùng.

D’après son confrère le Dr. M. Krivine, Tôn Thât Tùng aimait le dialogue, était loin de tout préjugé, s’était doté de solides connaissances concernant les cultures vietnamienne et française, avait l’habitude du franc-parler, n’hésitant pas à lancer des mots d’esprit virulents aux bureaucrates, aux incapables et aux ignares. À l’occasion de son centenaire, nous avons le plaisir de republier une interview de ce savant, homme de science et de conscience, réalisée par notre feu ami Vu Cân pour la revue Le Vietnam en Marche (Vietnam Advances), il y a un demi siècle. Octobre 1962.

Chez un spécialiste de la chirurgie cardiaque

Le portique reste le même, ainsi que le gros des bâtiments, mais l’inscription a changé : là où du temps de la colonisation il fut écrit en français «Hôpital du Protectorat», ont lit de nos jours, en vietnamien, «Hôpital des amitiés Vietnam-Allemagne». En suivant une large allée asphaltée, je passe devant des patients au regard distrait qui prennent le frais sur des bancs de granito, entre des parterres de fleurs. Une infirmière me conduit à travers le silence blanc et éthéré d’un long couloir où s’ouvre une série de salles d’opérations. Tout au fond, se trouve le cabinet de travail du professeur Tôn Thât Tùng, le directeur de l’hôpital, un savant qui fait autorité dans la chirurgie du cœur et du foie au Vietnam.

Le cadre est simple : un grand bureau dans un coin, quatre fauteuils entourant une petite table ronde, une dizaine de bocaux avec des foies humains conservés dans de l’alcool et, sur les murs, quelques photos dont celle du professeur Herbst de l’Université Karl Marx de Leipzig avec dédicace en allemand. Devant moi, un homme en blouse d’hôpital, bien bâti, dynamique, bref, tout jeune malgré ses tempes grisonnantes.

Tôn Thât Tùng étudie le prélèvement de foie en 1962

Mais j’ai tout dit aux journaux, je ne sais pas en quoi je puis vous être utile encore…

Avec lui, l’atmosphère devient vite intime. Je me permets de le féliciter sur son titre tout récent de Héros du Travail. Sans lui faire perdre plus de temps, je le prie de bien vouloir nous parler, de ses réalisations scientifiques.- Pour cela, commence-t-il, replaçons-nous dans le cadre de l’époque au moment du rétablissement de la paix, en 1954, après Diên Biên Phu un siècle d’esclavage colonial et quinze années de guerre consécutives nous avaient saignés à blanc.

Pas un seul hôpital convenable, ni, à plus forte raison, un seul centre de recherches scientifiques. Nos chirurgiens qui se comptaient sur le bout des doigts étaient très en retard sur la science chirurgicale mondiale, vu les bonds prodigieux que celle-ci a effectués dans la période d’après guerre. Une mise à jour s’imposait d’urgence malgré les mauvaises conditions de travail.

Tôn Thât Tùng (centre) guide le Président Hô Chi Minh (2e plan, 2e à droite) lors de sa visite de l’hôpital d’amitié Vietnam-Allemagne, après la Journée de libération de la capitale le 10 octobre 1954.

C’est précisément dans ce sens que dans la paix retrouvée, les chirurgiens du Nord Vietnam et plus particulièrement le professeur Tôn Thât Tùng ont porté le principal de leurs efforts. Pour faciliter leur travail, on a fait venir à leur intention les plus récents ouvrages scientifiques publiés en Union Soviétique, en Allemagne, en Chine, en France, en Angleterre, aux États-Unis… D’éminents chirurgiens allemands, soviétiques, hongrois et bulgares furent invités à Hanoi cependant que des spécialistes vietnamiens allaient parfaire leur formation dans des cliniques chirurgicales de Moscou, de Berlin, de Bucarest. Le professeur Tôn Thât Tùng lui-même a fait plusieurs voyages d’étude en Chine populaire, en Union soviétique, en RDA, en Hongrie et en Inde.

- En janvier 1958, explique-t-il, je m’étais déjà préparé sur le plan théorique pour aborder la chirurgie du cœur. Mais il me fallut attendre le cas de Lê Van Soang, un paysan un peu âgé, pour m’y décider. Le malade souffrait d’un rétrécissement mitral, son état était grave. J’ai passé des nuits entières à étudier son cas et à me demander s’il était opérable. Car, on pouvait le sauver, comme aussi bien précipiter sa mort. En aucun cas un médecin n’a le droit de jouer ne fût-ce qu’un instant avec la vie d’un malade, même au profit d’une expérience qu’il croit décisive.

La question fut tranchée dans un «stal meeting» pour reprendre le mot du Professeur. Il désigna lui-même le groupe de chirurgiens qui, sous sa direction, s’entraînait sérieusement avant l’arrivée du grand jour.

- Je ne peux vous cacher que j’étais très ému en prenant le bistouri, me confie-t-il. Cette vie était tout entière entre mes mains, elle dépendait de chacun des mouvements de mes dix doigts. Enfin, entre deux battements du cœur opéré, je réussis à glisser mon index dans la valvule mitrale. Je compris alors que la partie était gagnée.

À côté d'une patiente.

Ainsi neuf ans après les États-Unis d’Amérique, le Vietnam réalisait sa première opération cardiaque. Le premier malade opéré était rendu à la vie normale : il travaille actuellement dans une coopérative agricole à Phu Ly, à 52 km de Hanoi. Depuis, les chirurgiens vietnamiens ont enregistré à leur actif plus de 300 opérations cardiaques avec un taux de mortalité très bas.

À l’heure actuelle, le professeur Tôn Thât Tùng toujours en tête, ils orientent leurs recherches sur la chirurgie extra-corporéale du cœur.

- Nous ne nous contentons pas d’appliquer les théories d’avant-garde et d’assimiler les expériences acquises par nos collègues des pays les plus avancés dans cette branche, poursuit le professeur. Nos chirurgiens, et principalement ceux de l’Hôpital des amitiés Vietnam-Allemagne, ont fait bien des efforts créateurs et ont apporté leur contribution à la science chirurgicale mondiale, en matière de chirurgie tropicale surtout. Leurs travaux sur la chirurgie de l’estomac, du cœur et du foie ont été publiés en Union soviétique, en République démocratique allemande, en Allemagne occidentale et en France.

Le professeur met l’accent sur nos recherches dans la chirurgie hépatique. Cette spécialité d’apparition tardive dans le monde n’en est encore, qu’à ses débuts. Pourtant, dès 1960, malgré nos possibilités matérielles très limitées, elle a connu un véritable essor à Hanoi où déjà en 1939, treize ans avant la pratique courante de cette chirurgie, le professeur Tôn Thât Tùng, alors en service à l’Hôpital du protectorat, avait présenté ses travaux sur la vascularisation du foie et sur résection réglée du lobe gauche hépatique. Nous le retrouvons aujourd’hui à la pointe des recherches.

Au début des années 1960, le professeur Tôn Thât Tùng a étudié la greffe du foie à titre expérimental dans l’hôpital d’amitié Vietnam-Allemagne.

- À vrai dire, la résection du foie a été pratiquée depuis de longues années, reprend-il avec le constant souci de se faire comprendre à un profane, mais on méconnaissait totalement l’architecture vasculaire du foie, d’où de fréquentes hémorragies. D’éminents chirurgiens français ont, en 1952, cherché à la codifier en essayant de prévenir les hémorragies par la ligature des vaisseaux extra-hépatiques. Les chirurgiens vietnamiens ont démontré au contraire qu’on peut et qu’on doit ligaturer les vaisseaux non pas à l’extérieur, mais à l’intérieur même du foie, pour éviter des méprises pouvant être mortelles résultant des anomalies anatomiques assez fréquentes. Ils ont mis au point une technique de dissection «mousse» intrahépatique, laquelle, combinée à d’autres pratiques interrompant momen-tanément le pas sage du sang dans le foie, leur a permis de réaliser la chirurgie exsangue du foie.

L’expérience a démontré la justesse de leurs théories. En moins de deux ans, à la date de mai 1962, il était effectué 93 hépatectomies à l’Hôpital des amitiés Vietnam-Allemagne à Hanoi. Le pourcentage de la mortalité est de 18%. Le Memorial Hospital de New York, qui détenait la première place dans la chirurgie hépatique, a enregistré, de 1952 à 1960, 53 hépatectomies dont 15 décès, soit 28%. Le plus jeune opéré de l’hôpital de Hanoi, 35 jours. La durée moyenne des opérations dans les deux hôpitaux est respectivement de 4 heures et de 2 heures et la quantité moyenne de sang transfusé de 5 litres et de 1 litre. Cette nouvelle technique de la chirurgie exsangue du foie inaugurée par le Professeur Tôn Thât Tùng a prouvé sa supériorité et commence à être appliquée par des chirurgiens allemands, italiens et danois.

Quelques objets d’usage personnel et carnets de notes du médecin Tôn Thât Tùng

Premiers succès de la chirurgie vietnamienne

- En réalisant cette technique sur une grande échelle, enchaîne le professeur, l’Hôpital des amitiés Vietnam-Allemagne semble être l’un des premiers au monde à effectuer d’une façon courante les segmentectomies, les sectorisations hépatiques et les lobectomies médianes. Il a en outre pratiqué avec succès la chirurgie du cancer primaire du foie, de la lithiase intrahépatique, des abcès du foie et des tumeurs parasitaires hépatiques qui occupent une place des plus importantes en pathologie tropicale, notamment dans le Sud-Est asiatique.

- Le professeur, interrompu par un de ses assistants qui vient le chercher pour passer la visite, trouve quand même le temps d’achever sa pensée.

- Vous avez sans doute visité notre hôpital depuis qu’il a été rééquipé par la République démocratique allemande.

La rue baptisée du nom du professeur Tôn Thât Tùng où siège l’Université de la médecine de Hanoi.

À elle, nous devons depuis les appareils médicaux les plus compliqués jusqu’aux moindres draps de lit. Une délégation de chirurgiens allemands conduite par le professeur Richard Kirsch est même venue nous conseiller pour réorganiser notre hôpital. Mes collègues et moi travaillons actuellement selon les méthodes techniques allemandes. L’aide allemande ne profite pas seulement à nos malades mais encore, dans une large mesure, tant à nos chirurgiens qu’à leurs recherches scientifiques.

L’ancien Hôpital du protectorat, en effet, ne se reconnaît plus. Dans ces mêmes bâtiments où mes compatriotes gisaient pêle-même comme des tas d’ordures sous l’œil méprisant des civilisateurs coloniaux, règnent maintenant la netteté, la lumière et une atmosphère de confiance et de fraternité humaine.

Je repasse au milieu des parterres bien aménagés, marchant dans un calme serein, sur la dentelle frémissante des ombres projetée par des flamboyants en fleurs et des badamiers. En me dirigeant vers la sortie, je repense à cette réflexion d’un éminent chirurgien étranger : «Les malades en traitement à l’Hôpital des amitiés Vietnam-Allemagne ont la vie garantie comme ils étaient opérés dans n’importe quel hôpital de Berlin, de Moscou ou de Londres».

Huu Ngoc/CVN

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