Pour et contre le village traditionnel

Le village traditionnel, cellule sociale et unité administrative, économique et spirituelle, constitue aujourd’hui une préoccupation majeure des études en sciences sociales.

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Vie paisible dans un village du Nord.
Photo : CTV/CVN

Pour trouver une issue à la crise socio-morale due à trois décennies de guerre, à l’assaut du mode de vie occidental et à l’adoption du marché libre, nous mobilisons, comme nous l’avons fait pendant les dures années de la lutte pour l’indépendance, d’anciennes valeurs nationales telles que celles du village traditionnel.

Très fort sentiment de communauté

Au long des siècles, la nation vietnamienne s’est formée par l’essaimage de villages (compris dans le sens de communes rurales), unités politiques, sociales et économiques où s’est forgée la solidarité dans les combats incessants à la fois contre la nature et contre les envahisseurs. Un très fort sentiment de communauté a uni l’individu à ses semblables, à l’échelle de la famille, du village et de l’État qui n’est qu’un ensemble de villages. Il a permis à une population adonnée à la culture du riz en terrain inondé d’entretenir des ouvrages d’hydraulique de grande envergure, à un petit peuple de tenir tête aux puissantes hordes mongoles au XIIIe siècle et à d’autres invasions. La guerre du peuple s’est toujours appuyée sur le réseau inextricable des villages. Dans les pays où la défense repose sur les citadelles urbaines, la chute des forteresses entraîne la débâcle. Par contre, au Vietnam, chaque village est un bastion.

En 1886, la résistance du complexe défensif de Ba Đình (à Thanh Hoa, dans la partie septentrionale du Centre) formé de cinq villages reliés par des tranchées profondes a stupéfié les troupes coloniales françaises fortes de 3.400 hommes et appuyées par quatre canonnières. Sous le commandement du capitaine Joffre (devenu maréchal), le siège a duré 35 jours.

Rappelons aussi que pendant la première guerre d’Indochine, la grande majorité des villages occupés servaient la cause patriotique, ce qui a rendu Diên Biên Phu possible. Pendant la guerre américaine, Ngô Đình Diêm s’est en vain évertué à démanteler les villages en créant les "hameaux stratégiques". L’USAF a bombardé sans résultat deux tiers des communes rurales du Sud et du Nord.

Le sentiment communautaire a été par ailleurs renforcé par de nombreux facteurs.

Enfants jouant au tir à la corde.
Photo : CTV/CVN

Au plan administratif, le village constituait une organisation autonome dans l’État. Le pouvoir central représenté par les mandarins de district se contenait de fixer pour chaque commune un chiffre déterminé pour l’impôt personnel, l’impôt foncier, les corvées. Il appartenait au Conseil de notables aidé d’agents administratifs élus de satisfaire à ces obligations. Le village réglait lui-même ses affaires intérieures. "Les ordres royaux cèdent à la coutume du village", affirme un dicton.

Au sein du village, en dehors de la structure administrative, les habitants étaient répartis en sept groupements (clan familial, groupement corporatif, hameau, etc.) dont le plus original était le giáp. Ce dernier, vestige de la commune agricole primitive, était une association égalitaire et démocratique qui regroupait uniquement les hommes par classes d’âge (de la naissance à 18 ans, de 18 à 50 ans, à partir de 50 ans), quels que soient leurs titres, leurs fonctions ou leur fortune. Le passage d’une classe inférieure à une classe supérieure conférait une plus grande considération. Pour éviter des débats souvent orageux, les notables portaient parfois les affaires difficiles devant les giáp pour arriver à un consensus préalable.

Une autre institution démocratique de la vie villageoise, vestige aussi de la commune agricole primitive, était la répartition périodique (3, 4 ou 6 ans) entre les inscrits (dinh) des rizières communales inaliénables et imprescriptibles. Le processus de privatisation de ce domaine public s’est effectué pour l’essentiel du XIIe au début du XIXe siècle. Les souverains ont toujours essayé de sauvegarder les terres communales pour limiter les risques de brigandage et de jacquerie ; les biens communaux rapportaient plus d’impôt (taux plus fort) que les terres privées, ils permettaient de rétribuer les agents de l’administration villageoise, de venir en aide aux vieillards, aux veuves, aux infirmes… À la veille de la réforme agraire des années 1950 du XXe siècle, les rizières communales subsistaient encore dans les villages.

Traditions spirituelles et artistiques

Le village est également le dépositaire des traditions spirituelles et artistiques de la nation. Les ancêtres dont le culte est primordial dorment dans ses rizières. Chaque commune possède des temples dédiés à son Génie tutélaire (maison communale), à Bouddha (pagode), à Confucius (van chi), à une myriade de divinités et d’esprits (animisme et taoïsme dénaturé). Ces temples célèbrent au printemps et en automne des fêtes rituelles qui offrent autant d’occasions de communion et de liesse populaires. Ils abritent la majorité des œuvres architecturales et sculpturales anciennes du pays (80%). Nombre de villages artisanaux s’enorgueillissent de leur spécialité (soie, incrustation de nacre, sculpture sur bois…). Pendant les longues périodes de domination étrangère (chinoise, française…), l’art national qui se confondait avec l’art populaire s’était réfugié dans les campagnes. De nombreux mandarins et lettrés se retiraient dans leurs villages. Leurs créations littéraires étaient à la fois savantes et populaires.

Malgré les aspects positifs que nous venons de présenter, le village traditionnel est loin d’être un modèle rousseauiste et acceptable à l’aube des temps modernes. Au début du XXe siècle, il restait synonyme d’exaction et d’oppression, de retard intellectuel, de stagnation matérielle et morale. La démocratie dont nous avons parlé n’était plus qu’un leurre. Les terres communales rétrécies ne jouaient plus leur rôle. La hiérarchie communale, renforcée par le confucianisme, compartimentait la société en cinq classes dont la plus nombreuse était astreinte à toutes les charges et corvées. Les coutumes relatives au boire et au manger, les rivalités de clans, la quête de la vaine préséance causaient des ravages. Les notables exerçaient leur tyrannie derrière le rideau de bambous. L’administration coloniale a tenté plusieurs réformes formelles. Avant la Révolution de 1945, des lettrés confucéens convertis aux idées de progrès ainsi que de jeunes intellectuels formés à l’occidentale ont critiqué violemment l’archaïsme de la structure villageoise.

Formation sociale pré-capitaliste, le village traditionnel Viêt révèle une économie nationale autarcique essentiellement agricole, dotée d’une économie de marché restreinte et dépourvue de commerce extérieur. Malgré la langueur des côtes de leur pays, les Viêt n’ont jamais eu des âmes de navigateurs comme les Malais. L’absence du commerce extérieur a freiné systématiquement la poussée en avant de l’économie.

La Révolution de 1945, la réforme agraire des années 1950, la coopérativisation agricole des années 1960 et les guerres de résistance ont profondément bouleversé le village traditionnel. C’est à nous qu’il appartient aujourd’hui de recueillir les valeurs durables de cet héritage.

Huu Ngoc/CVN
(Février 1995)

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