Le pont Truong Tiên, qui enjambe la rivière des Parfums, dans la ville de Huê, province de Thua Thiên Huê. |
Nous donnons ci-dessous une sélection de poèmes de Cao Ba Quat (traduction française de l’Anthologie de la littérature vietnamienne, quatre volumes, publiée sous la direction de Nguyên Khac Viên et Huu Ngoc, Éditions de langues étrangères de Hanoi).
Depuis ton départ
(Tự quân chi xuất hỹ)
Depuis ton départ
Nuit après nuit, je reste seule
La lune sur la mer éclairant mes rêves
Au soir, le vent se fait froid sur l’estuaire
J’ai gardé ta veste d’hiver
Tu as emporté mon miroir
Petites choses qui nous consolent
Et entretiennent le feu de notre amour.
En trinquant avec mon ami Tuân phu de Dông Tac
(Đông tác Tuần phủ tịch thượng ẩm)
Ami, vous avez plein d’alcool, chassons notre tristesse
Versez, versez, buvons, buvons
Ne voyez-vous pas : l’aigle vole jusqu’aux nues
Le héron noir s’endort sur le flanc des collines
La volée de passereaux picore grain par grain (1)
Depuis toujours, personne n’ose contrer personne
Ami, vous trimez sur le chemin des honneurs
Moi, désoeuvré, je me laisse, vivre au bord du fleuve
Regardant dans le verre de l’autre, chacun y voit bien clair.
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(1) L’aigle symbolise ceux qui nourrissent de grandes ambitions, le héron noir, ceux qui vivent dans une retraite contemplative : les passereaux, les petits gens tout absorbés par le souci du riz quotidien.
Le bouddha au bras brisé
(Trào chiết tý phật)
Le corps de diamant de Bouddha est paraît-il, indestructible
En voici un qui a bien le bras brisé.
Il ne peut se sauver lui-même, comment sauver les autres ?
Les gâteaux qu’on lui offre, c’est le bonze qui se les envoie.
En regardant des Tsing (1) jouer au théâtre
(Dạ quan Thanh nhân diễn kịch trường)
Des tréteaux, un scène haute, une lumière éclatante
Soudain, un grand cri, un souffle de vent glacé
Et voici le héros, bien barbu, paradant dans sa cotte de maille
Avec un guerrier, les yeux farouches, caracolant sur son cheval
N’y aurait-il plus aujourd’hui de vrais personnages
Pour s’amuser ainsi avec des costumes de jadis !
Cette affaire de l’opium (2), en êtes-vous au courant ?
Quelle pitié, ces gens qui, le nez en l’air, suivent le spectacle !
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(1) Les Tsing : les Mandchous qui régnaient en Chine du XVIIe siècle jusqu’à la révolution de 1911.
(2) Guerre de l’opium (1840) déclenchée par les Anglais, début de la mainmise occidentale sur la Chine.
Grand vent, un jour de pleine lune
(Thập ngũ dạ đại phong)
L’estuaire de Thuân An, ville de Huê, province de Thua Thiên-Huê. |
La nuit durant, le vent a secoué les tours de vigie
Au-delà de Thuân An (1), les vagues rugissent en tonnerre
Mille ans après, l’esprit de Chou-Zou (2) souffle en rafales puissantes
Comme pour refouler la flotte des barbares aux Poils rouges. (3)
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(1) Thuân An est l’estuaire qui défend l’entrée de la capitale Huê, attaquée par les Franco-Espagnols.
(2) Chou Du (lire Zou) : héros de l’époque des Trois Royaumes qui avait profité d’un grand vent pour défaire la flotte de ses ennemis.
(3) Les Européens.
Le bateau de feu des Poils-rouges
(Hồng mao hỏa thuyền ca)
(En pleine mer, en route vers Java, la jonque du poète croise un bateau anglais ; les Européens, en particulier les Britanniques, étaient à l’époque appelés Poils rouges).
Un panache de fumée s’élève jusqu’à cent pieds
Serpentant comme un dragon en vol
Le vent a beau soufflé
Notre timonier s’est levé, abasourdi comme nos matelots
Je leur dis : C’est un bateau d’Occident qui vient vers nos contrées
Son mât est d’une hauteur vertigineuse, la rose des vents reste immobile
De la cheminée, la fumée sort en tourbillons
Deux roues tournent, frappant les vagues dans un bruit de tonnerre
Le bateau vire à droite, à gauche, rapide comme un coursier
Sans rame, sans voilure, sans haleurs
Il file à cent lieues, dépassant les Cavernes rouges, les Dents du Dragon
Hop, et le voilà chevauchant les plus hautes vagues
Des nuages noirs couvrent le ciel de Singapour
À la passe du Roc blanc, la marée monte à toute vitesse
Ils hèlent les enfants, s’attroupent autour du mât
Pantalons blancs, chapeaux de parade, ils parlent, plaisantent
Étrangers, le savez-vous :
Là où l’abîme des mers entoure le Roc Ardent
Des colonnes de feu s’élèvent jusqu’au ciel
Si la boussole vous conduit vers l’Est, prenez garde
Ce n’est pas comme en Occident où les marées ne sont guère méchantes (1)
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(1)L’auteur veut lancer un avertissement aux agresseurs d’Occident.
En passant la rivière des Parfums le matin
(Hiểu quá Hương giang)
(L’auteur quittait la capitale où chacun courait après les honneurs ; la rivière des Parfums traverse la ville)
Montagnes et collines enserrent les rizières verdoyantes
La rivière s’étire, épée plantée en plein ciel azuré
Des barques glissent au fil d’une mélopée de pêcheurs
Sur la berge, un couple d’oiseaux, une patte repliée, somnole
La route poussiéreuse s’allonge, sans fin, mes yeux s’usent à la suivre
La nostalgie du village lointain me serre le cœur
Quel plaisir, de fouetter le cheval du retour
Sur le pont, chevaux et carrosses passent et repassent
Tout cela m’est étranger. J’aimerais seulement
M’endormir sous la brise, sur un oreiller de corne.
Lune sur la rivière Trà
(Trà giang thu nguyệt ca)
La rivière Trà. |
Lune, pour qui te fais-tu si belle ce soir sur le Trà
Fleuves et monts sur mille lieues arborent couleur d’argent
Partout, les hommes se quittent, se séparent, le cœur serré
Dame Lune, viens boire avec nous
La lune vient se mirer au fond de mon verre
Je lève mon verre, Dame Lune s’évanouit
Seule reste mon ombre, tout en long
Je repose mon verre, Dame Lune revient, parée de ses reflets.
Lune, pourquoi t’attaches-tu aux hommes
Je ne suis qu’un fantassin de la Forêt des Bambous (1)
Ce soir, sur cette rivière, au bout de ma route
Je voudrais, vidant mon verre, simplement te dire :
Mon vieil ami, Tôn Chân de Dà Nang
Demain enfourchera son cheval pour le Cap (2)
Des loges du ciel, le vent d’automne a soufflé en rafales
La brume blafarde pénètre jusqu’aux os
Les rencontres avec les amis, hélas, ne durent pas
Versons-nous à boire avec Dame Lune
Dame Lune, ton miroir illumine la rivière argentée
Que le voyageur, l’épée à la ceinture, parte
Sans pleurs, ni regrets, point comme femmes et enfants.
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(1) Allusion à un poète ancien, un des sept sages de la forêt de Truc Lâm aimant l’alcool et les voyages, qui avait servi dans l’armée.
(2) Le Cap Saint Jacques sur la baie de Vung Tàu, au Sud. À l’époque, Dà Nang – le Cap c’était un grand voyage.
Huu Ngoc/CVN