Plus il y en a, moins il y en a

L’intention compte plus que le résultat dit-on. Sauf que l’enfer étant pavé de bonnes intentions, il est des résultats qui rendent la vie infernale.

>>Transports en tout genre

>>Manque de flair

>>Ça ira mieux demain

Les taxis s’aventurent partout.

Axiome bien connu : c’est celui qui est du coin, qui connaît les bonnes adresses. C’est sur lui qu’on se repose pour trouver les bons endroits, ceux qui méritent le détour, ceux où on mange bien, ceux qui doivent nous laisser un souvenir impérissable de notre voyage au bout du monde. C’est aussi sur loin que l’on compte pour gérer les situations de la vie quotidienne, selon les coutumes locales. Normal, puisqu’il vit ici, il sait ce qu’il faut faire, donc on se fie à lui. Rude responsabilité pour l’expatrié qui accueille des compatriotes : sa réputation est en jeu, il ne doit pas faillir.

Appel à l’aide

Ce soir-là, je convie des amis de passage à déguster du caviar d’esturgeon vietnamien, dans un restaurant derrière l’Opéra de Hanoï. Alléchés par la perspective d’en découvrir la succulence, plus d’autres agapes que j’avais fait miroiter, ils attendent que les taxis commandés viennent nous chercher pour nous conduire à bonne table.

Plusieurs minutes s’écoulent, de taxi point. Le délai entre mon appel téléphonique et l’arrivée des véhicules me paraissant un peu long, je réitère ma commande de deux taxis sept places. Diable ! C’est que le groupe de gourmets est imposant : 12 personnes tout de même. Une standardiste débordée me répond qu’il n’y a plus de gros taxis, et qu’il faut attendre une demi-heure pour espérer voir arriver les calandres de taxis de moindre contenance. Connaissant le cours local du change des durées, je comprends qu’il faudra attendre près d’une heure avant de voir apparaître un taxi de la compagnie sollicitée.

Je décide donc de prendre le taureau par les cornes, et comme un torero, je me positionne de biais sur le trottoir, main levée au dessus d’une muleta imaginaire. Buste droit, ventre rentré, épaules hautes, j’agite les doigts pour attirer l’attention d’un chauffeur de taxi. Habituellement, ce type de geste suffit à déclencher un appel de phare du premier taxi libre qui passe dans la rue, suivi d’un arrêt devant le matador, devenu client pressé de s’engouffrer dans le véhicule. Pour la suite, contrairement aux pratiques tauromachiques, il est coutume de laisser au chauffeur les oreilles et la queue, en le rétribuant simplement à la juste valeur indiquée par le tachymètre de bord. Quoique, à bien y réfléchir, avec certains chauffeurs malhonnêtes, il m’arrive d’avoir des regrets de ne pouvoir sacrifier totalement aux us de la corrida.

Mais pour les jours de pluies, il vous faut souvent attendre longtemps un taxi, même à Hanoï.

Pour l’heure, aucun chauffeur n’a à se préoccuper de ces considérations, pour la simple et bonne raison, qu’aucun taxi ne pointe son capot dans notre direction. Quelques rares passent bien devant nous, mais ils sont déjà occupés. Les minutes s’écoulent. La pureté de mon geste s’éclipse progressivement. Le mouvement devient plus ample. Le bras se transforme en sémaphore, envoyant des signaux désespérés, comme autant de bouteilles à la mer. Je ne suis plus le toréador triomphant, je deviens naufragé de trottoir essayant vainement d’attirer l’attention de vaisseaux de la rue. Je saute, je trépigne, je hèle…rien n’y fait. Sauf à détruire sauvagement les chaises de bois du café d’à-côté et y mettre le feu, je ne vois rien qui puisse être suffisamment attractif pour qu’un taxi daigne s’arrêter devant notre groupe. Quel spectacle dois-je donner, là dans le caniveau, dégoulinant de toute l’eau du ciel, gesticulant comme un damné.

Pas sauvés pour autant

L’eau du ciel. La pluie. L’amie du riz, le désespoir du client de taxi. La voilà l’explication : quand il pleut, les taxis rechignent toujours à faire ce pour quoi ils sont conçus : taxer les clients pour les emmener d’un point à un autre. Depuis une heure, j’illustre ce théorème de circulation vicinale : la précipitation de taxis dans les rues en temps de pluie est inversement proportionnelle à la somme des millimètres de précipitation et du nombre de clients qui ont besoin d’un taxi. (Si vous avez relu plusieurs fois ce théorème pour bien le comprendre, c’est normal : un théorème doit toujours être difficile à comprendre).

Théorème d’autant plus redoutable qu’il vérifie un autre axiome : plus il pleut, plus les clients ont besoin de taxis, moins il y a de taxis ; et moins il pleut, moins les clients ont besoin de taxis, plus il y a de taxis. Allez-y comprendre quelque chose ! Heureusement que le caviar se consomme froid, et que le vin blanc qui l’accompagne se boit frais : nous aurons attendu près d’une heure et demie avant que des taxis s’arrêtent pour nous prendre à bord, et encore aura-t-il fallu passer par l’aide efficace de réseau social qui met en relation client dans le besoin et chauffeur ayant besoin de clients.

Au Vietnam, en montant dans un taxi, le client peut bavarder avec le chauffeur sur n'importe quel sujet.

Monter dans les taxis nous vaudra encore la surprise de constater que la notion d’adresse varie d’un chauffeur à l’autre. Certains d’entre nous seront acheminés au bon endroit, un autre groupe sera débarquée devant un restaurant japonais à 50 mètres de là, et le dernier groupe se retrouvera dans le hall d’un hôtel à quelques centaines de mètres. Mais, le plus grave pour ma réputation, aura été lorsqu’à la fin du festin, les deux taxis commandés par mon épouse se gareront devant le restaurant… trois minutes à peine après son appel.

Ici, les taxis sont toujours sources d’étonnement pour moi. Y monter est une aventure en soi, et chaque chauffeur que j’ai rencontré pourrait constituer une chronique en soi : celui qui est bavard comme une pie et qui me tient la jambe tout le trajet quand il m’entend parler vietnamien, celui qui refuse de me prendre à son bord, après avoir pris connaissance de ma destination, au prétexte qu’il y a trop d’embouteillages, celui qui me demande de patienter quelques minutes pendant qu’il va faire un retrait d’argent, celui qui me demande de changer de véhicule parce qu’en cours de route il a changé d’avis.

La palme revenant à celui qui m’a demandé si ça ne me dérangeait pas qu’il prenne sa femme enceinte au passage pour la déposer à l’hôpital, puisque c’était sur notre route. Attention, héler un taxi, engage celui qui le fait.


Gérard Bonnafont/CVN

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