Depuis une heure, j’attends la sortie des passagers du vol de Paris. L’avion est bien arrivé à l’heure, mais les valises tardent à rejoindre leurs propriétaires. Je tue le temps en bavardant avec quelques guides amis que je retrouve régulièrement derrière leurs panonceaux lorsque je vais accueillir des amis. Toujours les mêmes conversations : «T’attends qui ? Ils sont combien ? Tu vas où ? Les derniers, ils étaient sympas ?…». Derniers instants de répits avant le marathon qui m'attend !
Mise en jambes
Brusquement, je m’arrête au milieu d’une phrase : je viens de reconnaître mes amis. Juste le temps de répondre à leur sourire fatigué par le long voyage, il faut téléphoner au chauffeur pour qu’il nous rejoigne devant la bonne porte de sortie. On se hâte d’empiler les valises dans le coffre, car il faut déjà laisser la place aux suivants. Gare aux lambins qui restent garés trop longtemps : des coups de sifflets rageurs leur rappellent que le trottoir n’est pas à eux et qu’il faut circuler. Circuler, c’est ce que nous sommes en train de faire sur une route déjà surchargée par un flot de véhicules tendus vers un même but : rejoindre la capitale.
Dans la voiture, on se congratule, se retrouve, se félicite, s’enquiert réciproquement, on tire des plans sur la comète. Et déjà je dois répondre à toutes ces questions qui nécessitent une haute connaissance du pays : «Combien il fait ? Ça fait longtemps qu’il a plu ? Combien de temps on met pour arriver ? Y’a beaucoup de voitures ? Pourquoi les maisons elles sont étroites ? Y’a beaucoup d’accidents ?...».
De questions avisées en réponses pertinentes, nous arrivons à l’hôtel. Vite, vite, il faut descendre les valises, sous peine de créer un bouchon dans la petite rue si tranquille, choisie justement pour son calme, car forcément mes amis craignent le bruit. C’est d’ailleurs surprenant de voir combien la plupart des Occidentaux qui viennent au Vietnam ont envie d’être au calme ! Un peu comme un malade atteint d’une hépatite aimerait dévorer des tonnes de crème pâtissière sans risquer l’explosion lipidique. Pour l’heure, c’est de repos qu’on besoin mes amis. Qu’ils en profitent quelques heures, car ils ne savent pas, les malheureux, à quoi ils se sont engagés en me demandant de leur faire visiter Hanoi, Ha Long (province de Quang Ninh), Sa Pa (Lào Cai) dans le Nord, Huê (Thua Thiên-Huê) et Hôi An (Quang Nam) dans le Centre, en deux semaines !
Prendre le temps de vivre ! |
Deux heures plus tard, je les retrouve, à peine frais mais frétillant d’impatience à l’idée de s’immerger dans leur provisoire pays d’adoption. Le parcours du combattant peut commencer. Comme à l’habitude, en ville, il faut louvoyer entre les motos, les marchandes ambulantes, les restaurants de trottoirs, les enfants qui courent devant leur nourriture, les buveurs de "trà đá" (thé glacé), les fumeurs de pipes à eau, les artisans qui considèrent le trottoir comme un second atelier…
La marche est lente, l’heure avance, il faut songer à aller manger. «Déjà ? Mais il est à peine 19h30 ?». «C’est déjà tard au Vietnam ! On mange plutôt à 18h30 qu’à 20h00». Ce soir, un petit resto vietnamien, exempt de touristes, dans la rue de l’hôtel.
À peine assis, il faut déjà annoncer ce que l’on veut boire. Premier étonnement des nouveaux arrivés qui n’aura d’égal que celui, face à la rapidité avec laquelle les plats sont servis. Eux qui, lorsqu’ils vont au restaurant en France, ont l’habitude d’attendre, parfois dix minutes, avant de passer commande, sont époustouflés par la célérité vietnamienne !
Après les inévitables cris d’extases polis devant le goût divin du riz blanc, des "mì xào" (nouilles sautées), et des indispensables "nems" (rouleaux de printemps), il faut déjà aller se coucher. «Mais on n’a pas sommeil !». «Oui, mais si demain vous voulez visiter Hanoi, comme vous le souhaitez, il faut vous lever tôt, et avec le décalage horaire vous allez avoir du mal !».
Je ne croyais pas si bien dire !
Course de fond
Le lendemain matin : visage fripé, yeux bouffis, mes amis ont pris 20 ans de plus en une nuit. J’avais quitté des individus dans la force de l’âge la veille au soir, je retrouve des vieillards. «On a eu du mal à s’endormir ! Y’avait du bruit dans la rue ! Ce matin, on n’arrivait pas à se lever». Au fond de moi, j’éprouve de la pitié pour eux : ils ne savent pas encore ce qui les attend au long de ce voyage ! Mais, je dois être intransigeant. Si je me laisse apitoyer, jamais ils ne rapporteront chez eux les photos des sites dont ils rêvent depuis des mois, et ils me le reprocheront toute leur vie. C’est donc en ignorant leurs jérémiades que j’attaque d’un pas décidé la visite du Quartier des 36 Corporations. Tout en gardant un chien de ma chienne à tous ces livres-guides touristiques et programmateurs de voyage qui laissent croire que tout le Vietnam peut vraiment se visiter en deux ou trois semaines. Bambous, lanternes, herbes médicales, étain, argent…, les «hàng» (marchandises) se suivent et se ressemblent : grouillement incessant des badauds, activité permanente des artisans, empressement constant des commerçants…
L’œil rivé à ma montre, je navigue à vue, calculant notre moyenne horaire, en fonction du nombre de haltes que la légitime curiosité de mes amis nous impose.
À mi-parcours, nous n’avons pas encore franchi l’arête centrale constituée par la rue Hàng Dào, et si nous ne passons pas cette frontière avant le milieu de la matinée, il nous sera impossible de terminer notre exploration avant le repas de midi. Ceci, mes amis ne le savent pas, tout à leur étonnement de néophytes découvrant le communautarisme commercial vietnamien.
Prendre le temps de rêver. |
Onze heures et demie ! La traversée du marché ressemble à un chemin de croix avec arrêt tous les dix mètres pour donner le nom et expliquer l’usage de tel ou tel objet. Pour mes amis, c’est l’extase, pour moi la souffrance. À ce rythme, on n’arrivera pas à temps au petit resto que je me suis fixé, pour manger avant l’affluence de midi, et profiter du début d’après-midi pour une sieste reposante, avant d’entamer la visite de Van Miêu (Temple de la Littérature), puis la place Ba Đình, Hô Tây (lac de l'Ouest), et revenir à Hoàn Kiêm (lac de l'Épée restituée)… Pourquoi courir comme cela me direz-vous? Tout simplement parce que dans leur appétit de découverte mes amis ont encore inscrit un voyage dans les environs de Hanoi, avant de partir à l’assaut des montagnes du Nord, tout en souhaitant goûter aux charmes de Hôi An, côtoyer les fastes impériaux à Huê, et s’évader en baie de Ha Long. Et tout ça, en moins de temps qu’il n’en a fallu à Âu Co et Lac Long Quân pour créer le pays des origines.
D’ailleurs, courir n’a servi à rien, puisque nous sommes arrivés au restaurant en plein coup de feu de midi, éliminant ainsi la sieste du programme. Confucius a été honoré en son temple avec juste le temps qu’il convenait pour ne pas paraître impoli, mais en laissant mes amis se référer ultérieurement à la notice pour toutes les explications symboliques sur lesquelles je n’ai pas le temps de m’appesantir, avant de sauter dans la voiture pour foncer à Ba Đình. Foncer à 20 km/h !
Pour l’heure, Ba Đình m’offre un répit, car l’esplanade est provisoirement interdite d’accès pour cause de visite officielle au palais présidentiel. La visite guidée se fait en voiture, et du coup je gagne un peu de temps pour aller flâner du côté du grand Lac de l'Ouest. Tandis que mes amis s'extasient de la majesté du plan d'eau, et du plaisir de baguenauder sur ses rives, je pense déjà aux embouteillages qu'il faudra franchir avant de pouvoir atteindre le petit lac Hoàn Kiêm, en faire le tour, passer par l'Opéra, la place Lý Thái Tô, aller manger un "bún chả" (vermicelle au porc grillé)…
Fin de journée : mes amis sont lessivés, le repas est expédié, et moi je suis anéanti en pensant que ce n’est que le premier jour d’un séjour… de détente et de repos !
Texte et photos : Gérard BONNAFONT/CVN