La beauté du lotus, une source d’inspiration des poètes. |
Photo : Bùi Phuong/CVN |
Dans notre poésie classique, nombre de détails concernant le climat, l’orage, la brise, la bise, le soleil, la faune et la flore sont devenus des leitmotivs conventionnels, en particulier ceux empruntés à l’ancienne littérature chinoise. Comment se fait-il que nos grands poètes ne tombent pas dans la banalité quand ils émaillent leurs vers de tels clichés ? Ici réside peut-être une particularité de la poésie extrême-orientale. L’originalité ne consiste pas seulement à trouver des détails nouveaux, mais surtout à exploiter les leitmotivs consacrés, à la manière d’un musicien qui manipule les notes de l’écriture musicale. La musicalité d’une langue à tons aidant, le poète jongle avec la métrique et les motifs conventionnels afin de réaliser une parfaite concordance entre son, image et émotion, à tel point qu’un vieux cliché brille d’un nouvel éclat.
La nature dans les vers de Nguyên Du
À ce propos, nous pourrions prendre quelques exemples dans le roman en vers Truyên Kiêu de Nguyên Du (XVIIIe siècle), quand il dépeint les changements de saison, changements qui impliquent des changements de pensée, de sentiment, de personnage, d’action.
Ainsi, le passage du printemps à l’été :
Duoi trang quyên da goi hè
Dâu tuong lua luu lâp loè dâm bông
Sous la lune, déjà retentissait l’appel estival des râles d’eau
Les fleurs de grenadier flamboyaient par delà les murs.
(Traduction : Nguyên Khac Viên)
Dans le contexte du roman, Thuc Sinh brûle d’amour pour Thuy Kiêu d’autant plus qu’à l’entrée de l’été, il l’a vu prendre un bain derrière les rideaux de soie. Et voici trois vers dépeignant le passage de l’été à l’automne :
Nua nam hoi tiêng vua quen,
Sân ngâ cành biêc da chen la vàng
Giâu thu vua nây gio xuong
Six mois avaient passé, ils s’étaient faits l’un à l’autre
Les érables de la cour se paraient maintenant de quelques taches jaunes.
Sur la haie avaient jailli les bourgeons des chrysanthèmes.
(Traduction : Nguyên Khac Viên)
Le temps adoucit-il la tristesse ?
Les amants clandestins coulaient des jours heureux depuis six mois quand l’automne, si beau et si calme, leur apporta des jours de solitude et de détresse. Dans son discours prononcé au Palais de la Présidence lors de sa visite au Vietnam, le 17 novembre 2000, le président américain Bill Clinton a cité deux vers du Truyên Kiêu sur les changements de saison :
Sen tàn cuc lai no hoa
Sâu dài ngày ngan, dông dà sang xuân.
Les lotus se fanaient, les chrysanthèmes commençaient à fleurir
La tristesse était longue, les jours étaient courts. De l’hiver on passa au printemps.
La version anglaise est empruntée au texte traduit par Huynh Sanh Thông : Just as the lotus wilt, the mums bloom forth. Time softens grief, and winter turns to spring.
Huynh Sanh Thông, homme d’érudition et âme sensible, a consacré de longues années à présenter au public anglophone la littérature classique vietnamienne. Sa version anglaise du Truyên Kiêu est une réussite.
Le printemps dans le Nord du Vietnam. |
Dans les vers précités, il a traduit Sâu dài ngày ngan (Traduction littérale : la tristesse était longue, les jours courts) par : Time softens grief (Le temps adoucit la tristesse), sans doute parce qu’il a pensé aux vers venant après :
Tim dâu cho thây cô nhân
Lây câu vân mênh khuây vân nho thuong.
Où retrouver maintenant la compagne de son cœur ?
Fatalité, se disait-il, essayant de tromper sa douleur.
(Traduction : Nguyên Khac Viên)
Version anglaise :
Where could he find her he had once so loved ?
He called it fate and duller throbbed his pain
(Traduction : Huynh Sanh Thông)
J’estime qu’une autre interprétation de sâu dài ngày ngan cadrerait mieux avec le contexte du récit : Un an a passé depuis que Thuc Sinh a sombré dans la tristesse causée par la disparition de son aimée, Thuy Kiêu. L’allusion à la succession des saisons (été - automne - hiver - printemps) indique simplement l’écoulement du temps. Le mot «printemps» doit être pris au sens propre et non compris comme une métaphore, puisque pour Thûc Sinh, ce printemps-là prélude à une kyrielle de malheurs. Je trouve que la traduction française de Nguyên Van Vinh et surtout de Nguyên Khac Viên rend bien l’idée de Nguyên Du :
Les jours se faisaient brefs (en hiver), mais s’allonge sa tristesse
L’hiver passait, le printemps était là.
(Traduction : Nguyên Khac Viên)
La version anglaise de Michael Counsell en est assez proche :
Too long was melancholy, though ;
The winter soon would go
And spring would not be far behind.
Huu Ngoc/CVN