Le parler est l’un des charmes de Huê (Centre). |
Photo: Hô Câu/VNA/CVN |
Quand j’étais jeune, au temps de la colonisation française, j’ai enseingé à Huê (Centre) pendant plusieurs années. À cette époque-là, à cause des difficultés de communication, l’ancienne ville impériale paraissait bien lointaine.
Durant les premiers mois de mon séjour, le parler de Huê était pour moi du latin, avec ses termes dialectaux comme mô (où), tê (là), rang (comment, que, pourquoi), rua (ce, cela)… et ses locutions abracadabrantes telles que xuôt côi xôi (balayer les feuilles mortes dans la gouttière du toit), ôi lung (se dit d’une femme accroupie, le buste penché en avant, qui verse de l’eau sur son dos et ses seins pour se rafraîchir rapidement en été), ou encore tiên lung bê (vieille sapèque en cuivre ou en zinc trouée et cassée par l’usage).
L’été 2004, le Centre d’étude de la culture nationale a organisé à Huê le symposium "Le parler, le peuple et la culture de Huê". À travers de nombreuses interventions, en particulier celle concernant le Dictionnaire du vocabulaire de Huê présentée par son auteur, le Dr. Bùi Minh Duc, lors de la session inaugurale, j’ai acquis une vision synthétique et un certain nombre de connaissances intéressantes sur le parler huéen.
Trois groupes de parlers pour trois régions
La linguiste Hoàng Thi Châu souligne les traits caractéristiques et l’évolution du vocabulaire de Huê. Elle fait savoir que la voix des Huéens ne convient qu’aux conversations intimes et échanges dans un petit groupe. Pour les discours et les présentations en public, la radio, la TV, les voix de Hanoï ou de Saigon (Hô Chi Minh-Ville) sont toutes désignées.
On se demande pourquoi entre deux régions
aux parlers rudes, virils, comportant des sons très opposés,
s’est glissé un parler flottant, gazouillant, très féminin.
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Le patois de Huê, pentatonique, doté de mots vietnamiens archaïques et d’un ton grave, appartient au groupe de parlers de la région du Centre (PRC) au Vietnam, trait d’union d’entre le groupe de la région du Nord (PRN) et celui du Sud (PRS).
Le PRN recouvre le Bac Bô (Nord) jusqu’à Thanh Hoa. Le PRC commence avec Thanh Hoa et se termine avec Huê. Le PRS s’étend entre le col des Nuages (frontière naturelle entre la province de Thua Thiên-Huê et la ville de Dà Nang) et le cap de Cà Mau.
Les mots vietnamiens archaïques procèdent d’un système phonétique qui a évolué très rapidement avec les autres parlers du PRS. Ainsi, les consonnes terminales n et t sont devenues ng et k (par ex: ham muôn (désirer) est prononcé ham muông, mat troi (soleil) devenu mac troi).
Une telle métamorphose s’explique: à mesure de la marche vers le Sud (PRS), la langue vietnamienne, couche linguistique médiane, a subi l’influence de la couche inférieure (indigène: Cham, Khmer) et de la couche supérieure (hán, les Chinois venant après).
Les langues cham et khmère ont un système de consonnes très riche, dont certaines (r, s, h) n’existent pas dans la langue vietnamienne. Le hán (chinois), par contre, a diminué de plus en plus ses consonnes terminales. Le dialecte hán de Tuèn Chei a fini par perdre les consonnes terminales n, t. Est-ce par contagion que le PRS vietnamien a suivi la même voie?
Des filles de Huê. |
Photo: CTV/CVN |
Aux XVIIIe et XIXe siècles, fuyant l’oppression des Mandchous (Qing), beaucoup de Chinois ont émigré au Vietnam par voies terrestre (à partir du Guizhou, Yunnan, Guangxi, y compris les Miao, les Yao, les Zhuang, les Thaï) et surtout maritime (les Hán à partir du Guangdong, Fujian). Les émigrés les plus nombreux venaient de Chaozhou. Il y a une centaine d’années seulement, les mots hán ont perdu leurs consonnes terminales n et t.
Cette réduction linguistique transmise au PRS a aussi affecté le parler huéen par une voie détournée: les femmes des rois Nguyên (la dernière dynastie impériale vietnamienne) étaient des filles de mandarins nées au Sud. Les dames et servantes du harem imitaient leur prononciation. Ainsi, la déformation phonétique a gagné peu à peu un entourage de plus en plus grand, s’étendant à terme à la population.
La division du pays en deux après 1954 a également marqué le parler huéen. Les personnes de moins de 30 ans, tournées vers le Sud, subiront l’influence du PRS (iê, uo, uô deviendront i, ê, u. Par exemple: au lieu d’Uông ruou buôi chiêu cuôi nam, ce sera Ung ru bui chiu cui nam). Les autres parlers du groupe PRC, par contre, seront plutôt hanoïsés.
Les caractéristiques du parler huéen
Au cours du symposium, plusieurs interventions traitèrent des différents aspects de l’accent huéen:
- "... La voix est légère, mélodieuse, riche en sons ré mineur. On se demande pourquoi entre deux régions - le Nghê Tinh et le Quang Nam - aux parlers rudes, virils, comportant des sons très opposés, s’est glissé un parler flottant, gazouillant, très féminin. À travers le temps et dans les conditions locales, comment les éléments linguistiques ont évolué, diminué et augmenté? Quelle est l’importance des apports Muong et Cham? Comment s’est exercée l’influence d’une minorité de gens au service de la Cour sur les tonalités de la langue, alors que les premiers locuteurs étaient coupés de la population, vivant une vie maniérée faite de loisir, de richesse, de jouissance? Autant de sujets d’étude." (Prof. Nguyên Khac Hoach, Californie).
- "Le parler, la voix et le chant de Huê sont très particuliers. Le chant comporte quatre voix: celle du cerveau, celle de la gorge, celle de la poitrine et celle du ventre. Le chant de Huê relève de la gorge, au milieu. Selon Pham Duy, la musique Huê est pentatonique, elle est floue, différente de la gamme tempérée de la musique occidentale et de la musique populaire pentatonique du Nord du Vietnam, elle donne au chant Huê une ambiance vague et flottante qui rappelle la musique Cham ou indienne." (Bùi Minh Duc).
- "Traditionnellement, le parler huéen compte cinq voix: celle du Palais (giong Dinh: de la Cité royale, élégante et sobre), celle de la basse région (Ha Ban, de la région agricole près de la mer, le terminal est lourd), celle de la haute région (Thuong Ban, là où l’on fabrique du charbon de bois, le ton terminal s’élève), celle de My Loi (région du sud de Huê), et celle du Hàng Huyên (moyenne région et banlieue de Huê (campagnarde)." (Liên Thuong Van).
- "La voix de Huê et le style de vie huéen s’estompent, se métissent et pourraient même s’évanouir." (Nguyên Van Dung).
- "Pendant la conversation ou quand ils donnent des conseils à leurs enfants, les Huéens ont tendance à employer des mots savants, des images, des proverbes et chansons populaires, ce qui rend leur parler vivant, imagé, alambiqué..." (Vo Thi Tiêu Kiêu).
(Mars 2005)