>>Le chant ca trù réenchante le public à Hanoï
Une représentation de "ca trù" au temple taoïste de l’Arroyo Bleu (Bích Câu) à Hanoï. Photo : CTV/CVN |
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Par un dimanche ensoleillé, j’ai assisté avec le Docteur Maury et sa femme à une réunion du "Club de ca trù" au temple taoïste de l’Arroyo Bleu (Bích Câu) à Hanoï. La présidente du club, Bach Vân, une jeune femme de 32 ans pleine de dynamisme, a déployé des trésors d’ingéniosité pour nous faire goûter un art pluricentenaire alliant la poésie à la musique. Ce genre délaissé par les jeunes générations est exposé à la menace de disparition parce qu’il demande aux amateurs une solide culture classique, des connaissances en musique et une longue initiation.
Voici en deux mots comment se pratique le ca trù ou chant des a đào (cô đâu), chanteuses qui rappellent un peu les "geishas". Tout en chantant, la chanteuse frappe avec deux bambous sur une crécelle en bois (phách) tandis qu’un musicien l’accompagne à la guitare. Parmi les auditeurs, un connaisseur suit attentivement le chant, la cadence de la crécelle et de la guitare. Quand il trouve un passage à son gré, il frappe avec une baguette plusieurs coups secs sur la caisse. Gare au philistin qui donne des appréciations fausses.
Air de chanteuse
Le ca trù, créé par la dame Đào, comporte de nombreuses formes dont la plus typiquement vietnamienne est le hát nói. Hát veut dire "chanter" et nói "dire". Le hát nói mêle le chant et le dire, les citations en chinois hán et la langue nationale, la poésie savante et l’expression populaire. Il obéit à une prosodie rigoureuse basée sur un modèle musical fixe mais flexible. Le morceau classique (du khô) a trois strophes dont deux quatrains et un tercet. Il peut comporter une ou plusieurs strophes additionnelles entre le premier quatrain et le tercet final. Il admet également un prélude et une conclusion (appelés muou) en distiques (6 syllabes + 8 syllabes) essentiellement vietnamiens.
Le "ca trù" est une forme de poésie chantée pratiquée dans le Nord du Vietnam et qui utilise des paroles écrites selon des formes poétiques traditionnelles. |
Photo : VNA/CVN |
La structure poétique et musicale très souple du hát nói permet à l’auteur de chaque morceau de prendre toutes ses libertés pour exprimer son moi, car le lettré se plaît à s’écouter à travers la chanteuse et le musicien accompagnateur. Dans l’ancienne société confucéenne, il ne connaissait que la communauté, le devoir et la raison. Le hát nói lui offrait un terrain pour faire une critique voilée du régime féodal, philosopher sur la vie (Le pouvoir de l’argent de Nguyên Công Tru), méditer sur la futilité des grands événements historiques (La bataille de Xích Bích, du même auteur). Dans chaque lettré confucéen, veillait un épicurien plus ou moins taoïste. Le hát nói lui servait d’échappatoire. Les sentiments individuels refoulés pouvaient s’y étaler librement.
On y chantait la beauté de la nature et le détachement bouddhiste (La pagode des Parfums de Chu Manh Trinh), la poésie des ruines, les plaisirs de l’ivresse, le temps qui passe, l’otium à la manière d’Horace, surtout les joies et les peines de l’amour. L’inspiration rejoint parfois le pétrarquisme et les poètes français du XVIe siècle.
L’un des morceaux de hát nói les plus connus - "Hông hông, tuyêt tuyêt" (Ô rose ô neige) - pourrait être une réplique au Sonnet de Ronsard à Hélène : "Quand vous serez bien vieille".
Un lettré dédaigne l’amour naissant d’une adolescente, la considérant comme trop enfant. Le temps a passé. Ils se rencontrent de nouveau. Il a des cheveux gris tandis qu’elle rayonne dans toute sa splendeur printanière. Il exprime ses regrets et lui confirme que l’amour ne connaît pas d’âge. Ce n’est pas très catholique pour un confucéen.
(Octobre 1994)