Le touriste ne peut manquer de se balader dans le vieux quartier de Hanoi dont le marché Dông Xuân occupe la position centrale.
Le marché Dông Xuân après la libération de la capitale en 1954. |
Il entre au marché et y découvre ce que l’œil du Guide du Routard lui fait voir : «Ouvert tous les jours et toute la journée, sauf pendant les fêtes du Têt. Vers le fond, quartier des plantes épices, oiseaux, boissons, et quelques bestioles, du genre serpents et geckos utilisées dans la pharmacopée traditionnelle. N’ayez crainte, les chiens mis en vente sont des chiens de compagnie, donc non utilisés pour la boucherie. Dire que le quartier autour et l’intérieur sont animés se révèle un euphémisme. N’hantez pas à pénétrer dans les cours intérieures qui recèlent partout des havres de paix au charme inattendu. C’est le Hanoi éternel, immuable, un spectacle étonnant. Tous les commerces à découvrir».
Tout cela suffit pour étancher la soif du touriste en mal d’exotisme. Mais affirmer qu’il trouve à Dông Xuân «le Hanoi éternel, immuable», c’est trop dire.
L’image d’une vendeuse de thé évoque l’échoppe de thé de mademoiselle Dân à la porte du marché Dông Xuân dans une œuvre de Thach Lam. |
Le marché a beaucoup changé, corps et âme, au cours de ces trois dernières décennies. Il a été construit en 1889 par l’administration coloniale, cinq ans après l’occupation française de tout le pays. À la fin de la première guerre d’Indochine, quelque temps après Diên Biên Phu (1954), Hanoi a été libérée. Le pouvoir populaire a mis l’accent sur l’étatisation de commerce, ce qui a mis Dông Xuân en état d’hibernation. Il a comme un véritable regain au cours des années 1980 grâce à la politique du dôi moi (Renouveau).
Pour répondre au ravitaillement de la ville dont la population a plus que décuplé en un siècle, Dông Xuân a été réaménagé et agrandi en 1990. Il garde sa façade d’origine.
Malheureusement, il a brûlé en 1994. Reconstruit en 1996, le nouveau marché, modernisé, connaît l’ordre et la propreté. Mais les vieux Hanoiens y regrettent l’anarchie pittoresque d’un âge révolu, l’atmosphère de convivialité qui y régnait, quand Hanoi n’était qu’une ville provinciale, campagnarde.
L’ancien Dông Xuân évoque plus d’un soupir attendrissant aux écrivains de la vieille génération. Ainsi, le brillant nouvelliste et essayiste Thach Lam, mort à l’âge de trente ans (1942) a dépeint en termes touchants l’échoppe de thé de mademoiselle Dân à la porte de Dông Xuân.
Mademoiselle Dân est toute jeune - son nom le trahit bien du reste (cette manière qu’avaient nos ancêtres de donner aux enfants les noms des années est sans détours : chacun porte son âge avec son nom, sans fausse pudeur), ainsi donc, elle est toute jeune – et pourtant, fort diligente. Comme toutes les marchandes de thé, elle tient son petit commerce toute seule, devant le marché Dông Xuân. À deux pas de son échoppe, une de ses tantes vend du riz gluant et toutes deux travaillent du crépuscule à l’aube, fermant vers neuf-dix heures du soir.
À son étalage, elle n’a pas grand-chose : quelques chiques de bétel, quelques paquets de tabac pour la pipe à eau, des cigarettes au détail, des bols pour le thé, retournés sur le minuscule comptoir de bambou, comme dans toutes les autres échoppes du Vietnam.
Mais le petit débit de mademoiselle Dân a une particularité : elle ne vend ni infusions de vôi (feuilles sauvages de la forêt, très amères) – ni thé vert (ces deux boissons sont toutes deux très populaires) : elle vend plutôt du thé, du véritable thé ; j’ignore si c’est du thé séché, ou du thé en boutons, tout ce que je sais, c’est qu’il se laisse fort bien boire. Et pour comble de raffinement, elle le vend avec du sucre, comme il sied sur cette terre de «culture». Et sa théière est toujours chaude à point, été comme hiver – emmaillotée dans un coussinet de chanvre douillet, posé près d’un fourneau de braises ardentes où chantonne une bouilloire. Pour ceux qui boivent sucré, c’est «un sou le verre». Elle met d’abord quelques cuillerées de sucre – il coûte cher mais elle ne lésine pas – puis incline la théière pour remplir le verre qu’elle tend – accompagnant son geste de deux yeux mignons, très noirs, vifs comme ceux d’un jeune animal.
Qui, après un bon repas ou quelque coupe d’alcool, se refuserait le plaisir d’un verre de thé sucré et brûlant ?
Il n’en faut pas plus pour expliquer l’affluence autour de l’échoppe. À tel point que la jeune marchande ne sait parfois plus où donner de la tête – qui debout, qui accroupi sur ses talons, tout le monde boit, car j’ai oublié de vous dire qu’il n’y avait pas de petit banc. Les tireurs de pousse posent par terre leur chapeau conique, fouillent leur poche pour en sortir une boulette de tabac ; quelques agents de police, à califourchon sur la selle de leur vélo garé contre le trottoir, boivent à petites gorgées ; des clients en vareuse, tout jeunes, agrémentent leur thé de quelque plaisanterie à l’adresse de la jolie marchande. De temps en temps, un tireur de pousse, timidement, lui glisse deux mots à l’oreille et lui laisse une pauvre pièce – on boit à crédit… elle fronce légèrement ses minces sourcils, mais comme elle a bon cœur, elle accepte.
Dans une échoppe de thé, on trouve du thé, mais parfois aussi, une charmante marchande. Il faut savoir qu’au Vietnam, une jolie marchande de thé est une figure bien typique de la vie quotidienne. Que ce soit à l’ombre du banian, sur le talus d’une rizière ou sous un auvent de la ville, de partout son sourire est un ruban qui lie tous les hommes. La petite marchande de thé depuis les temps les plus reculés, tient une place importante dans l’histoire et dans les lettres du Vietnam : nombreux sont les romans qui commencent et finissent dans une échoppe de thé (…).
Huu Ngoc/CVN