Inévitable ou imprévu ?

S’il est une chose qu’un immigré doit apprendre au Vietnam, c’est bien l’art de l’improvisation. Pas celle qui consiste à lancer une pantoufle à la tête des acteurs en cas de mauvaise humeur, mais bien celle du théâtre permanent de la vie quotidienne.

Pour un immigré comme moi, le plus étonnant, c’est de suivre le rythme d’une vie quotidienne où tout est possible à chaque moment. Ici, l’anticipation n’est pas vraiment le maître mot. On s’adapte plutôt aux exigences du moment, et l’aventure est au coin de chaque rue. Ceci peut surprendre l’Occidental habitué à une vie ordonnée où tout est prévu, sauf l’imprévu !

Tout est possible, même l’imprévisible

En fait, plus je vis ici, plus je m’aperçois qu’accepter l’imprévisible est un avantage incontestable qui permet de rester calme quoi qu’il arrive. Tenez, justement hier !

Réveil inattendu

L’aube pointe à peine derrière mes persiennes que je suis réveillé par la stridulation d’une perceuse électrique. Sans doute, un ouvrier du chantier d’à côté qui travaille au noir aux premières lueurs du jour. En écho, les aboiements forcenés du chien du voisin, dérangé lui aussi dans son sommeil, m’obligent à me lever. Tant pis, ou bien tant mieux…, j’ai beaucoup de travail à faire aujourd’hui ! Je vais pouvoir partir plus tôt au bureau.

Mais à peine ai-je posé le pied à terre que ma douce moitié, prompte à réagir dès que son époux se met en mouvement, me propose de profiter de ce réveil matinal pour aller faire une marche rapide au bord du fleuve Rouge. Je maudis toutes les perceuses de la terre, mais suis obligé de me soumettre, sous peine de passer pour un abominable flemmard ! Une heure de perdue ou de gagnée, selon…

Retour à la maison, en croisant ceux qui partent à une heure raisonnable eux pour faire leur exercice quotidien. Une bonne douche devrait me renforcer le moral. Pour l’occasion, j’expérimente la capacité du corps humain à s’adapter aux amplitudes thermiques, notamment quand la peau reçoit un jet glacé au lieu d’une chaude ondée, effet d’un chauffe-eau capricieux ! Ou quand le ruissellement devient éruption brûlante par suite d’une impossible entente raisonnable entre l’eau chaude et l’eau froide, spécialité typiquement vietnamienne ! Qu’importe, la vie est belle, mon petit déjeuner est succulent, ma fille est adorable, ma femme attentionnée, et le soleil brille…

Ballade tranquille, rencontres imprévues !

Oui, mais le chantier en face de chez moi à déjà repris son rythme de croisière, et lorsque je veux sortir ma moto, un énorme tas de sable et de ciment s’étale impudiquement devant ma porte ! Je crois qu’aujourd’hui, ma capacité d’adaptation est mise à rude épreuve… Et comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, je prends la première pelle qui me tombe sous la main pour pelleter (que faire d’autre avec une pelle !) énergiquement ciment et sable deux mètres plus loin. Mon effort sera de très courte durée, car à peine les ouvriers ont-ils vu le «bác tây» (oncle occidental) à l’œuvre que trois d’entre eux viennent en renfort. On me subtilise la pelle et, en deux minutes, le tas est déblayé, ma moto est sortie, et je me retrouve sur la route qui me conduit au bureau….

Circulation normale, où tout est possible à n’importe quel moment, y compris tomber nez à nez dans une rue à sens unique, avec un camion à contresens, circulant à toute vitesse, klaxon hurlant ! Dans ce genre de situation, il est conseillé d’être extrêmement réactif… et adroit, sous peine soit de s’écraser contre le mufle rugissant du camion, ou contre l’étal de fruits installé contre le trottoir. Et connaissant le caractère ombrageux des «bà» (dames) qui vendent les fruits, je ne suis pas certain que dans l’alternative la seconde solution soit la meilleure !

Invitation surprise

Enfin installé derrière mon ordinateur… sans coupure de courant ! Cette fois, c’est simplement Internet qui est capricieux : impossible de me connecter avec mon courrier électronique ! Rechercher un cybercafé, enregistrer mes messages sur une clé USB, revenir au bureau, répondre aux messages, enregistrer sur la clef, retourner au cybercafé, expédier les messages… Quoi de plus normal !

En fin de matinée, au moment d’aller au restaurant avec mon fidèle comparse, Tuân, nous recevons une visite imprévue : des amies d’université de ce dernier, qui, passant dans le coin, ont décidé de venir papoter avec leur ancien condisciple. Les amis de mes amies étant mes amis, me voilà attablé avec quatre jeunes femmes de plus que ce que j’avais prévu ! Les baguettes s’activent, les langues aussi. Le Vietnamien est d’un naturel bavard et, d’ailleurs, j’admire la prouesse, car d’habitude, le Vietnamien mange, et parle ensuite. Là, mes convives arrivent à faire les deux en même temps. Sujet de conversation récurrent : les enfants. Ce qui me permet d’ailleurs de constater que la démographie vietnamienne traverse une période de déséquilibre important : six parents autour d’une table, six garçons et une fille ! Si la tendance persiste, ma fille n’aura que l’embarras du choix lorsqu’elle sera en âge de choisir l’âme sœur. Ce qui n’est pas sans m’inquiéter, car elle en sera d’autant plus exigeante. Alors, pour éviter d’avoir une génération de femmes capricieuses, mettons nous au travail pour multiplier les naissances féminines ! Encore une fois, il va falloir s’adapter.

D’ailleurs, en parlant d’adaptation, j’ignorais, en entrant dans ce sympathique restaurant, que j’en ressortirais avec une obligation. À la fin du repas, voulant payer mon écot, je me vois opposer un refus ferme et courtois : «Non, non, tu es invité !». Je n’ai pas le temps de remercier que la suite fuse, sous le regard goguenard de Tuân : «La prochaine fois, tu nous invites toutes !». J’admire l’esprit d’à propos des Vietnamiens !

Après une matinée aussi mouvementée, l’après-midi en est presque insignifiant, à part une panne d’essence en plein essor au moment où je double le bus qui m’asphyxie depuis cinq minutes ; juste assez d’élan pour rallier le trottoir où miraculeusement une petite bouteille emplie d’un liquide rouge me fait signe. À peine suis-je arrêté qu’une femme surgit hors de sa maison, entonnoir et bidon d’essence à la main. Vite, un litre pour me dépanner jusqu’au prochain poste à essence. Litre qui me coûte si cher que je pense que le prix du baril de pétrole a décuplé depuis ce matin. C’est ce qui s’appelle s’adapter à la demande !

Allez, je rentre à la maison pour profiter d’une fin d’après-midi en famille… Sauf que la famille s’est élargie à cinq ou six voisines et leurs enfants qui ont décidé de transformer notre domicile en crèche familiale. Surtout restez calme, sourire, avoir un mot aimable pour chaque bambin, y compris celui qui transforme le mur de mon salon en œuvre d’art, répondre aux plaisanteries des mamans, faire une croix sur ma tranquillité et mon intimité !

Qui a dit «L’intelligence, c’est l’imprévisible» ?

Texte et photos : Gérard BONNAFONT/CVN

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