La semaine dernière, je vous avais mené en bateau après vous avoir imposé un train d’enfer. L’objectif était louable : atteindre le nirvana vanté par toutes les agences de tourisme du monde. Et c’est bien la baie de Ha Long (province de Quang Ninh, au Nord-Est) que j’évoque ici, ou plutôt la baie de Lan Ha, la petite sœur de la précédente, tout aussi belle, mais bien moins fréquentée. Rançon du succès, la baie mère n’a plus pour moi que la beauté des cartes postales qui sillonnent la planète. Je l’ai connue il y a 25 ans, jonques aux voiles orange déployées au milieu de minuscules sampans de pêcheurs qui se regroupaient pour la nuit. Plage de sable où de vieilles chaises longues en bois nous accueillaient pour de longs rêves d’aventure aux siècles passés. Un ou deux anciens hôtels coloniaux nous assuraient qu’ils nous avaient réservés la chambre dans laquelle avait dormi Catherine Deneuve. La baie de Ha long, en ce temps-là, était à mi-chemin entre film et réalité. Starlette, elle ignorait que devenue star, elle en paierait le tribut : des milliers de touristes avides de découvrir les dessous de la belle.
Une baie qui ressemble à un joyau ! |
Rêve éveillé
Trop de monde à mon goût ! Voilà pourquoi je débarque au môle de la petite bourgade de Cát Bà, sur l’île du même nom (ville voisine de Hai Phong). Émergeant du bateau rapide en forme de long cigare, qui nous a fait survoler les vagues depuis Hai Phong, je respire à plein poumons un air iodé, dans lequel s’égarent quelques effluves de l’usine de «nuoc mam» (saumure de poisson) voisine. Doux parfum, après les miasmes que les nauséeux de voyage en bateau ont laissé derrière eux, dans l’habitacle.
D’un pas décidé, je passe sous l’immense arche qui nous souhaite la bienvenue. Cát Bà m’amuse toujours beaucoup ! Son front de mer ressemble à une petite station balnéaire telle qu’on en rencontre sur le littoral atlantique : une suite ininterrompue de petits hôtels et de restaurants, qui se serrent les uns contre les autres comme pour mieux faire face aux fureurs imprévisibles de la Mer Orientale. Des karaokés, en veux-tu, en voilà, qui attendent impatiemment les premières heures de la soirée pour éclater de musique. J’ai presque l’impression d’être dans un décor de théâtre pour enfants.
Pour l’heure, hormis le flot des voyageurs fraîchement débarqués, le coin est plutôt calme et la mer, vue du débarcadère, apparaît paisible, se laissant caresser sans honte par un soleil généreux. Bon présage pour la petite croisière que
Un bateau de croisière bien reposant ! |
Pendant le petit trajet en voiture qui me conduit du port de Cát Bà à l’embarcadère des bateaux de tourisme, je laisse mon imagination vagabonder. Capitaine à la barre, je fends les flots entre les îles, poussé par un vent capricieux qui m’oblige à négocier chaque passe, chaque goulet avec une adresse de régatier. Mon équipage de vieux forbans, agrippé aux haubans d’une voile lattée qui claque comme un canon, est prêt à se précipiter à la manœuvre au moindre ordre de ma part. Quelque part dans la cambuse, le maître-coq mijote un de ces poissons savoureux qui pullulent au large. Et sans doute, une belle conquise de haute lutte prépare-t-elle la couche moelleuse et fraîche que nous partagerons sous les étoiles. C’est à ce moment que ma voiture arrive à l’embarcadère de Bên Beo, là d’où partent les bateaux de croisière. Je reviens sur terre avant de prendre la mer.
Et le retour à la vraie vie est plutôt dur ! La belle jonque aux voiles triomphales de mon rêve est un gros bateau ventru, à double pont plat, dont le mât central n’a sans doute jamais connu une voile. D’ailleurs, hors un quelconque intérêt technique pour renforcer la structure du bâtiment, je m’interrogerai toujours sur son utilité, qui ne relève certainement pas de l’esthétique…
Un pilote souriant m’accueille à bord et me confie à l’unique membre de l’équipage, qui n’a rien d’un forban, pour m’accompagner à ma cabine. Spartiate, la couche de mes rêves ! Un grand châlit de bois, recouvert d’un matelas de mousse, que je découvrirai plutôt ferme en m’allongeant dessus, et une petite table de chevet pour recevoir pendant la nuit, montre, téléphone et autres objets transitionnels qui occupent mes poches.
Réveil difficile
J’ai à peine le temps de monter sur le pont supérieur que l’embarcation se met en mouvement. Inutile d’installer des radars pour surveiller les excès de vitesse ! Nous allons sinuer entre les îlots aux formes changeantes, à l’allure d’un escargot de mer.
Seul au monde ! |
Allongé sur un transat en plastique qui me brise les côtes, j’ai largement le temps de laisser mon regard glisser sur les écailles de l’échine du Dragon, puisque ce serait l’origine de ces milliers de monticules qui émergent des flots. J’ai aussi largement le temps d’admirer la lente dérive de canettes de bière et de soda et détritus, dons d’inconscients piétinant les bases de l’écosystème local !
Je vous fais grâce du repas de poisson et fruits de mer digne d’un amiral de flotte impériale. Je vous épargne aussi les sauts, plongeons et autres fantaisies depuis le plat-bord du bateau, tandis que mes deux compagnons de galère sacrifient à la sieste syndicale.
Je passe rapidement sur l’heure de kayak de mer, où la promenade dans le frêle esquif devient vite une torture sous le soleil de plomb, à tenter de ne pas se perdre sous peine de passer la nuit dans une position pour le moins inconfortable. Et, justement, j’en arrive à ce qui doit être le point d’orgue de cette escapade au bout du monde : la nuit à bord !
Déjà, le crépuscule m’annonce que j’ai mangé mon pain blanc. L’oeil rivé à l’objectif, j’attends avec impatience de voir apparaître le fameux rayon vert de Jules Verne, ultime et brève fulgurance du soleil au moment de disparaître dans la mer. Las, à l’instar des héros du romancier, c’est une brume de mauvais présage qui s’est levée au coucher de l’astre. Et si dans le livre, le regard des deux amoureux leur fait découvrir un avenir radieux, même sans rayon vert, moi, je n’ai que le regard indifférent de deux gaillards qui se curent consciencieusement les dents, en sirotant leur thé, bien vert lui. Question romantisme, il y a mieux !
Tant pis ! Je vais dormir, demain sera un autre jour. Dans ma cabine, la chaleur est étouffante : le petit ventilateur, qui peine sous l’énergie d’une batterie poussive, m’envoie un air brûlant sur le visage. Après une demi-heure de patiente infusion, je sue tellement que je crains de faire couler le bateau.
J’ouvre en grand le hublot pour créer un courant d’air frais, mais ce n’est pas suffisant ! Et bien, je ferais comme les aventuriers sous les tropiques : je dormirai sur le pont, visage face au ciel piqueté d’étoiles. Sauf qu’à peine allongé sur mon transat inconfortable, ce n’est pas le ciel qui est piqueté, mais mon visage !
Je n’aurais jamais cru qu’il puisse exister autant de moustiques au long cours. Dans le silence de la nuit, les gifles que je m’assène résonnent sur le flanc des îlots que l’on discerne à peine dans le noir, couvrant le ronflement de l’équipage qui dort d’un sommeil de bienheureux. Au petit matin, les yeux bouffis de fatigue et le visage de piqûres, courbatu, j’accueille avec fatalisme la pluie qui s’est invitée. Et dire qu’il faut encore rentrer !
Comme quoi, si la carte n’est pas le paysage, comme disent les géographes, la carte postale n’est pas toujours le reflet. Mais qu’importe, la baie de Ha Long est suffisamment majestueuse et magique pour que j’y retourne régulièrement… sans nuit à bord !