Ce matin, je me promenais avec un de mes amis occidentaux, depuis peu au Vietnam. Nos pas nous avaient entraînés dans un marché traditionnel et, zigzagant entre les éventaires, nous devisions calmement, moi lui expliquant par le menu la vie quotidienne des Vietnamiens, lui portant un regard curieux sur tout ce qui l’entourait. Soudain, mon ami se fige. Ébahi, il découvre un étal, qui présente manifestement une autre viande que le porc ou le bœuf. Il en avait bien entendu parler, mais il n’imaginait pas que cela puisse encore exister. Et de s’indigner fortement de ce que les Vietnamiens puissent manger celui qui est considéré comme le meilleur ami de l’homme.
Intolérance alimentaire
Un peu déconcerté, je regardai cet ami, connu pour son calme et son ouverture d’esprit, se transformer en passionnera canine et garder une dent incisive contre ces monstrueux caniphages. Son visage, habituellement bonasse, virait à un rouge cramoisi du plus mauvais augure. Ses yeux fulguraient d’éclairs malveillants.
Je craignais l’explosion prosélyte, la conversion sine die de tous les badauds présents, au refus de consommer le meilleur ami de l’homme. Je nous voyais déjà expulsés manu militari pour tentative de perversion culturelle, laissant à jamais derrière moi ma femme et ma fille, victimes de l’opprobre générale. Il me fallait faire quelque chose. J’entraînai donc calmement mon ami indigné vers un petit café. Chaleureusement accueilli par le sourire d’une splendide serveuse, et confortablement assis devant un thé vietnamien fleurant bon l’artichaut, mon ami commençait à maîtriser ses pulsations cardiaques.
Je pouvais donc envisager de lui expliquer le concept de relativisation des valeurs : «Essayons de prendre de la hauteur et de nous regarder, nous Occidentaux, en nous mettant à la place de peuples qui ont des convictions et des croyances différentes ! Ainsi, nous pourrions passer pour des êtres abjects, vis-à-vis des hindouistes, qui considèrent la vache comme animal sacré, alors que nous n’avons aucun scrupule pour consommer régulièrement de la viande de bœuf. Et que dire de la pratique qui consiste à gaver les oies et les canards pour leur provoquer une cirrhose du foie, uniquement pour satisfaire notre gourmandise de foie gras ! Violence inouïe, à tel point que certains pays ont interdit cette pratique. Ou encore, que peuvent dire les Anglais à propos des boucheries chevalines françaises, quand on sait que pour eux, manger du cheval est un crime de… lèse-majesté ! Et, si pour nombre de pays occidentaux, le porc est une nourriture de base, sa viande est répugnante et interdite pour d’autres pays de cultures différentes».
Un pays tellement différent à découvrir pour mieux le comprendre ! |
Je rappelais en outre à cet excellent ami que tous les chiens sont loin d’être logés à la même enseigne : il y a beaucoup de chiens dit de compagnie qui sont bien loin d’être considérés comme des mets de choix. Je vois de plus en plus, dans les rues de Hanoi, des petits chiens de type chihuahua, vêtus d’habits colorés pour lutter contre le froid. L’autre jour, d’étonnement, j’ai failli écraser un petit mâle porteur de chaussettes rouges assorties à son bonnet, qui traversait la rue pour aller honorer sur le trottoir d’en face une femelle vêtue d’une jupette à fronces. Pour clore le débat, j’indiquais alors simplement à mon ami que c’était son point de vue, et qu’à ce titre, il était respectable, mais qu’il fallait accepter que d’autres puissent avoir des perceptions différentes. Comme disait ma grand-mère, il faut de tout pour faire un monde !
Bougonnant, mais rassuré par le fait que je n’étais pas encore contaminé, puisque je n’ai encore jamais mangé de viande canine, mon ami s’est alors intéressé à une autre rumeur, selon lui : la consommation de serpent ! J’ai vite commandé du «cà phê đen» (café noir), car la discussion s’annonçait rude.
Discrètes attentions
Cette conversation, que nombre d’expatriés ont pu avoir avec leurs visiteurs ou entre eux, me conduit toujours à réfléchir à ces personnes qui considèrent que seules leurs croyances sont bonnes. Au nom de cette conviction, elles partent en guerre sainte contre toutes les valeurs qui leur sont étrangères, et que ce soit par force ou par ruse, elles tentent par tous les moyens d’imposer les leurs.
Je dois avouer que souvent, cette arrogance enracinée dans l’idée que certaines civilisations pourraient être supérieures à d’autres m’irrite un peu. Pour moi, vivre dans un autre pays que celui qui m’a vu naître et grandir, c’est d’abord être humble, et accepter de comprendre pourquoi existe telle ou telle pratique sociale. Ensuite, c’est accepter de modifier son comportement, sans pour autant renier ses convictions profondes.
Ainsi, au Vietnam, les marques d’affection ne se font jamais en public. Et c’est vrai qu’il m’a été difficile, lors de mes premiers retours de voyage en France, de voir ma femme m’accueillir à l’aéroport de Nôi Bài, à Hanoi, par un simple signe de tête et une pression sur le bras, alors qu’à Roissy, elle se serait jetée dans mes bras pour un fougueux baiser (enfin j’aime l’espérer). Mais pourquoi m’aurait-il fallu lui imposer la pratique sentimentale publique des Occidentaux, au risque de la mettre dans un honteux embarras ? Je laisse à notre intimité le soin de manifester mes sentiments de façon plus latine.
Autre exemple : la notion de mensonge. Pour un Vietnamien, comme pour un Occidental, mentir c’est répondre à une question en ne disant pas la vérité. Par contre, si pour un Occidental, ne pas dire peut être considéré comme un mensonge par omission, la frontière est moins claire pour un Vietnamien. Doit-on pour autant se fâcher parce que quelque chose nous a été cachée, alors que nous ne nous sommes pas enquis de son existence ? Le «Tu aurais pu me le dire !» outré de l’Occidental s’entend répondre ici «Tu ne me l’a pas demandé !». Vivre au Vietnam, c’est apprendre l’art de poser les bonnes questions pour avoir les bonnes réponses. Et que dire de l’attention portée à l’autre.
Quand ici, on n’ouvre jamais un cadeau en présence du donateur. Inutile de manifester une joie vraie ou polie. Celui qui offre doit, par son sens de l’observation et de l’écoute, savoir ce qui plaît ou non. Belle leçon d’humilité sur la prétendue supériorité des mécanismes de communication orale, prônés dans tous les stages de relations humaines à l’Ouest de l’Oural, comme à l’Est du Pacifique !
Je pourrais multiplier à l’infini ces petits exemples de la vie quotidienne qui chacun nous conduit à remettre en cause des convictions parfois trop intransigeantes. À cette école, nous y trouvons un enrichissement permanent, qui nous permet de partager avec les gens d’ici, et pour moi, c’est ça vivre dans un nouveau pays.
J’espère que vous ne me garderez pas un chien de votre chienne, pour cette tranche de vie un rien moralisatrice !