>>Hiên Luong, le pont où nul ne passe
Le texte que nous publions ci-dessous est extrait des carnets de route de Nguyên Tuân (1910-1987), journaliste, romancier et essayiste bien connu. L’auteur a fait plusieurs séjours dans la région de Vinh Linh au 17e Parallèle, et a écrit cet article en 1959. Il a ensuite été traduit par l’universitaire français Georges Bourdarel (1926-2003). Les intertitres ont été ajoutés par la rédaction pour faciliter la lecture.
Qui a scindé en deux le disque de la lune ?
Mon attention est attirée par l’attitude de plusieurs femmes qui baissent la tête et d’hommes qui nous tournent carrément le dos pour se justifier aux yeux du policier de Diêm : défense de regarder vers l’autre rive. Mais il est toujours des chapeaux coniques qui s’inclinent un peu au passage du poste de la sûreté. Des regards calmes et songeurs, comme figés sur une image du Nord que rien ne saurait ternir.
(...) Il fait un magnifique clair de lune sur la rivière de démarcation.
La statue monumentale «Aspiration à l’unification nationale» installée à la rive Sud du pont Hiên Luong représente l’image d’une mère et son enfant aux regards tournés vers la rive Nord. |
«Qui a scindé en deux le disque de la lune ?» Quand Nguyên Du (1) fit le portrait de cette brave lune qui voyage là-haut au dessus de ma tête, le sol de notre Patrie ne faisait qu’un. La seule pensée de ce vers d’autrefois me remue au plus profond et je trouve notre vieux poète d’une brûlante actualité. Sur cette berge, les rayons viennent frapper un panneau derrière moi. «Sud et Nord sont d’une même famille
Rien ne saurait les diviser».
De l’autre côté, ils miroitent sur les carrés d’un damier capricieux, disséminés çà et là le long de la rivière. Les tôles de l’aide américaine qui couvrent les baraquements des postes et le marché. Ils semblent s’y ternir au contact froid du métal. Le pont Hiên Luong, déjà glacial en plein jour, achève de geler par cette nuit d’automne qui se nimbe de brume. De sa carcasse semble suinter quelque sueur froide. L’ombre de ses sept travées s’allonge comme pour tomber en direction de la mer. La nuit porte doucement les chansons des rameurs. De part et d’autre, les haut-parleurs des radios se sont tus, depuis longtemps les chants alternés des filles du Nord et de leurs sœurs du Sud ont sombré dans le sommeil.
Voici l’heure où s’élèvent de la rivière les refrains de pêcheurs qui s’apprêtent à gagner le large. Des sampans d’ici montent le plus souvent des accents nouveaux, ceux du Sud se bornent à reprendre de très vieilles complaintes. Et c’est toujours pourtant le traditionnel dialogue des vers alternés de Quang Tri. Un appel léger résonne sur la voyelle «eu», longuement modulée, puis c’est la mélodie :
«L’eau du Hiên Luong s’écoule en deux courants
Des deux flammes de la lampe
Laquelle vais-je regarder ?»
Une barque se glisse sous le pont. Aucun doute, un sampan du Sud, chanson à peine fredonnée, tout juste assez pour bercer un enfant réveillé par le froid qui pénètre le rouf.
«Le lilas du Japon, cœur fané sous l’écorce encore verte.
Me voici gaie et ma joie est forcée
Je ris et c’est pour calmer ma douleur»
L’image actuelle du pont Hiên Luong et de la rivière Bên Hai, animés lors de la Fête de course des pirogues en 2014. |
Souvenir lancinant de Huê ! Huê et ses lilas du Japon en bordure de la rivière des Parfums. Cette complainte à peine fredonnée, peut-être le policier de Diêm l’entend-il lui aussi à l’autre bout du pont... Est-ce crainte d’une amende ou de la prison pour «sympathie envers le Nord communiste ?» La chanson vient de glisser sur un autre air et d’autres paroles. C’est une mélodie vieillotte, un peu déroutante et malgré tout encore lourde de sens. La voix module un nouvel appel sur la voyelle «eu».
«Ne mêlez pas le bétel et le poivre
Fille, tu pars pour suivre les acteurs
Ta mère te dit dévergondée»
Relier les deux rives de la rivière
J’ai passé la nuit juste au bout du pont, mon lit tout contre la berge du parallèle limite et mon oreille a recueilli par bribes les soupirs de cette rivière qui veut fondre ses deux courants en un seul. Ce pont, c’est lui qui peut relier les deux rives, effacer la douleur étrange de ces berges qui ont perdu leurs relations de chaque jour. Diêm s’obstine à fermer le passage. (...) Cette barrière, il faut qu’elle se lève à nouveau, qu’elle se lève un instant et pour toujours.
(...) Aujourd’hui, le fleuve est désert, désert le débarcadère, désert le pont. Les terres si fertiles de la rive Sud ne sont plus que champs d’herbe jaune et rabougrie. Après une nuit de brume automnale, le pont métallique se réveille au matin sous un vernis de froidure. Nulle trace de boue, ni de voiture, ni de pas. Qu’il est propre ce tablier, d’une propreté glaciale de table d’opération ! Et sur cette table d’opération, c’est ma Patrie, notre Patrie.
1. Nguyên Du (1765-1820) : poète vietnamien, auteur du roman en vers célèbre Truyên Kiêu (Histoire de la belle Kiêu).