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Le quartier de Fort National à Port-au-Prince, photographié le 13 décembre 2018. |
La Cour des comptes haïtienne vient de publier le deuxième volet de son enquête sur Petrocaribe, un fonds de développement, qui se révèle être une litanie d'exemples de gestion calamiteuse et de corruption. La reconstruction après le séisme n'y a pas échappé.
Quelques mois après la catastrophe qui avait ravagé plusieurs villes du pays - dont Port-au-Prince - et tué plus de 200.000 personnes, l’État haïtien a signé avec deux entreprises dominicaines cinq contrats pour totalement rénover le quartier défavorisé de Fort National. Des dizaines d'immeubles devaient aussi être érigés sur des terrains abandonnés au cœur de la capitale. Établis dans "une absence totale de libre concurrence, de transparence et de respect de l'éthique", la Cour des comptes dénonce aujourd'hui ces contrats, au coût total de 314 millions de dollars.
Absence d'éthique
Au fil des mois, les contrats originels sont détournés de leur objectif, décrit le rapport. Dix millions de dollars américains sont ainsi dépensés pour des travaux, à la qualité douteuse, pour un futur bâtiment ministériel... Huit autres millions sont versés pour la construction, encore à ce jour inachevée, d'un parc industriel. Autant d'argent tiré du fonds Petrocaribe. Entre 2008 et 2018, Haïti a bénéficié de ce programme mis en place à l'initiative de l'ancien président vénézuélien Hugo Chavez.
Toujours perçu comme source de gaspillage et de corruption, ce fonds a déjà donné lieu, en 2016 et 2017, à deux enquêtes sénatoriales. Depuis l'été 2018, le mouvement citoyen "Petrocaribe Challenge" a multiplié les manifestations à travers le pays, poussant la Cour supérieure des comptes à lancer son audit. Après un premier rapport sorti en janvier, le deuxième tome, publié vendredi, compile une kyrielle de violations des lois de passation de marchés et des règles fiscales: quantités d'irrégularités qui sont autant de suspicions de détournements de fonds et de corruption.
Après un simple conseil des ministres en juillet 2012, les programmes destinés aux sinistrés du séisme sont par exemple abandonnés. Après signature d'avenants aux contrats de 2010, les fonds ont été redirigés vers des constructions de ministères, des infrastructures touristiques dans la ville côtière de Jacmel ou encore pour la réhabilitation annoncée de cinémas abandonnés. Ces réaffectations budgétaires sont d'autant plus critiquées par la Cour des comptes que, lors de leur travail d'audit, les juges n'ont pas pu retracer les contrats signés entre les ministères et les entreprises.
Chantiers à l'abandon
"Non-respect des normes, mauvaise qualité du matériel", "des travaux mentionnés comme réalisés ne l'ont pas vraiment été"... : les quelques rapports de supervision de chantier retrouvés par les magistrats démontrent une gestion lacunaire sinon même frauduleuse des fonds publics. Faute de pouvoir analyser les documents administratifs, les juges de la Cour des comptes ont parfois effectué des visites des chantiers inachevés.
Entre autres scandales, l'ancien hôtel La Jacmélienne (situé à 90km au sud de Port-au-Prince) que le gouvernement a entrepris de rénover à partir de 2013, est aujourd'hui "dans un état de délabrement et d'abandon total", peut-on lire dans leur rapport, photos à l'appui. L'investissement de 2,3 millions de dollars pour l'achat de cet hôtel est d'autant plus discutable que les juges annoncent qu'ils n'ont pas pu "trouver la preuve de cette acquisition" par l’État.
Le vaste projet immobilier pour les sinistrés du tremblement de terre, qui comptait plus d'une quarantaine de nouveaux bâtiments alliant appartements et commerces, n'a donc pas vu le jour. Si une dizaine de logements ont bien été inaugurés à Fort national via une agence des Nations unies, les 314 immeubles originellement prévus n'ont pas été construits. Ce quartier situé à moins d'un kilomètre du palais présidentiel n'est aujourd'hui encore qu'un dédale de constructions anarchiques. Les dizaines de milliers d'habitants y vivent dans l'insalubrité.
Suite à la publication de cette longue liste de fraudes présumées, les juges de la Cour des comptes ont déclaré lundi 3 juin qu'ils travaillaient désormais à éditer les documents permettant des poursuites en justice. Pour les dérives liées aux projets de relogement des sinistrés du séisme, deux anciens premiers ministres haïtiens, Jean-Max Bellerive et Laurent Lamothe, sont désignés comme responsables, aux côtés de quatre autres ministres et deux secrétaires d’État. La principale entreprise bénéficiaire des contrats, Rofi SA, est propriété de Félix Bautista, un sénateur dominicain sanctionné pour corruption par le Département du trésor américain en juin 2018.
AFP/VNA/CVN