Face cachée, face gardée

Ne pas perdre la face ! Belle expression que bien peu d’Occidentaux comprennent, et encore moins appliquent, au risque de passer pour des individus sans aucune éducation.

S’il est une chose qui m’a toujours étonné au Vietnam, c’est la capacité avec laquelle on résout les conflits du quotidien. En Occident, la température monte très vite, on crie, on trépigne, et parfois on en vient aux mains. Règle récurrente notamment, lors de désaccords quant au partage de la route. Ici, l’usage est plutôt de s’en sortir soit par une superbe indifférence, soit en opposant une passivité autant redoutable que définitive, voire parfois d’utiliser le sourire.

Face à face

Ce jour-là, ma moto subit son bilan de santé annuel, aussi est-ce en taxi que je décide de quitter mon faubourg pour me rendre en ville. Opération sans grande surprise, sauf qu’avant de rejoindre la large et belle avenue qui me conduit dans la cité, je dois franchir le lacis de ruelles qui sillonnent le quartier où j’ai élu domicile. Ruelles qui autrefois étaient de sympathiques sentiers qui permettaient de circuler entre jardins et potagers. Les habitations ont remplacé choux et kumquats, mais hormis avoir revêtu un habit de macadam, les sentiers devenus rues ont conservé la même largeur : celle d’une charrette à buffle.

Ce qui ne posait aucune difficulté pour que deux piétons se croisent en se saluant, devient problématique quand deux voitures se croisent même sans se saluer. Ce qui arrive lorsque mon taxi se trouve face à un autre.

Les deux voitures avancent l’une vers l’autre, sans se soucier de savoir si le pont sera suffisamment large.
Photo : Truong Trân/CVN

Je l’avais bien vu l’autre véhicule qui venait dans notre direction, et je l’avais bien vu aussi ce tout petit élargissement de la chaussée qui jouxtait une entrée de maison, offrant l’opportunité de favoriser un rapprochement des voitures, sans risque de froisser la carrosserie et la susceptibilité des conducteurs. Mais j’ai l’impression d’être le seul à être attentif à ce détail.

En effet, tels deux taureaux convoitant la même femelle, les deux taxis avancent l’un vers l’autre, sans se soucier de savoir si le passage sera suffisant pour que notre rencontre soit du type, brève et sans lendemain. Stoppés calandre à calandre, aucun n’émet la moindre velléité de céder le passage, et surtout pas mon taxi, pour qui il suffirait de reculer de deux ou trois mètres pour atteindre le salvateur endroit qui permettrait de résoudre l’équation.

L’opération ne pas perdre la face peut commencer. Chacun des deux chauffeurs, figés derrière le volant, s’observent à travers les pare-brise. S’observer est un bien grand mot, quand on sait que les vitres sont teintées et qu’il est quasiment impossible de saisir le regard de son interlocuteur. Qu’importe, c’est l’intention qui compte !

Les secondes s’écoulent, pas un seul appel de phares, pas une portière qui s’ouvre pour laisser surgir un individu rouge de colère menaçant de mille morts l’importun qui lui bouche le passage, pas une tentative de faire reculer l’autre en avançant jusqu’à frôler le métal, pas un coup de klaxon rageur. Rien ! Rien que le silence d’un face à face destiné à ne pas la perdre.

Se voiler la face est une façon de ne pas la perdre !
Photo : Gérard/CVN

J’aurais bien envie de signifier à mon chauffeur qu’il lui suffit de reculer pour débloquer la situation et nous permettre de poursuivre notre route, surtout la mienne. Mais je sens bien que ce qui se passe ici me dépasse, et que la moindre intrusion de ma part dans cet affrontement aurait pour effet de tout déstabiliser, impliquant une réaction en chaîne que l’on ne saurait maîtriser. Donc, je m’abstiens de proposer ma solution occidentale, me contentant d’attendre le dénouement à l’orientale. Ce qui arrive au bout de trois longues minutes (prenez le temps de rester immobile pendant trois minutes et vous verrez que c’est long !).

Comme mû par un signal que seul lui a pu saisir, mon chauffeur commence à reculer. Mais alors qu’en une telle situation, en Occident, le repli aurait été effectué à vive allure pour montrer sa parfaite maîtrise de la conduite et indiquer ainsi à l’adversaire qu’on lui octroie le passage parce que lui ne sait pas conduire, ici, le recul se fait à une lenteur à exaspérer un escargot poitrinaire.

Lorsque enfin, les deux véhicules finissent par se croiser, aucun regard, aucune insulte jetée par la fenêtre, la suprême indifférence comme si l’autre n’avait jamais existé. Aujourd’hui, ne pas perdre la face a duré près de cinq minutes, créant un bouchon vicinal de plusieurs dizaines de motos !

Attaque de face

Cet après-midi-là, le soleil a décidé de tester la capacité des pauvres humains à résister à l’ardeur de ses rayons. C’est le service minimum dans les rues. Les passants se hâtent de passer à l’ombre, les motos transportent des passagers chauffés au rouge sous des casques brûlants, les hamacs tapis sous les frondaisons se boursouflent de dormeurs anéantis.

Hanoi retient sa respiration avant la fraîcheur du soir. Je traverse la rue selon l’habitude vietnamienne, identique à celle des bateaux qui sortent d’un port: en avant toute, petite vitesse. Sans doute aveuglé par le soleil, un pilote de moto n’entend pas me laisser manœuvrer aussi aisément et, plutôt que de me contourner, fonce sur moi. Je ne dois d’éviter le sort du Titanic qu’en effectuant un saut carpé de côté que n’aurait pas renié Noureïev.

Face au danger, mon cerveau reptilien ne fait pas que déclencher ce réflexe salutaire, il me le fait accompagner d’un «Chú ý» (Attention !) retentissant. Habituellement, dans ce genre de situation, le pilote, s’il est vietnamien, soit continue, imperturbable, sa route, soit me gratifie d’un grand sourire, tout en poursuivant son chemin. C’est la façon vietnamienne d’illustrer le proverbe : «Les chiens aboient, la caravane passe». Ici, le piéton rouspète, la moto passe.

Alors que j’atteins le trottoir, j’entends un moteur qui vrombit derrière moi. Je me retourne et reconnais l’étourdi qui a failli m’estourbir. Surpris, je m’attends à ce que, chose rarissime, il revienne sur ces traces de pneu pour me présenter ses excuses. Excuses que j’aurais, bien évidemment, accueilli avec magnanimité.

Mais sous la visière d’un casque trop étroit pour être honnête, c’est un visage barbu, au nez d’une rougeur toute occidentale qui me braille à l’oreille, et dans la langue de Shakespeare, des mots, dont le moindre suffirait à être interdit de proximité d’école maternelle à vie.

Bien évidemment, j’essaie d’expliquer que tout Occidental qu’il soit, il faut qu’il s’adapte à la conduite de la moto au Vietnam, et aux modalités de traversée de rue. J’ajoute également que ma mère n’a rien à voir dans cette affaire et qu’il est inutile de se mettre en colère par cette chaleur.

Durant cette brève altercation, les dormeurs se sont réveillés, les passants se sont arrêtés, et surtout, la passagère de la moto, vietnamienne elle, ne sait plus à quel génie se vouer. Elle se rend bien compte que son compagnon est en train de perdre la face, et que l’autre étranger essaie de ne pas perdre la sienne.

Désireux de sortir d’une situation qui n’est pas en l’honneur des Occidentaux, je m’adresse alors à elle en vietnamien. Je lui témoigne toute ma compassion pour la honte qui rejaillit sur elle, et je lui présente mes excuses pour avoir perturbé son bel après-midi.

Surprise de m’entendre parler sa langue et étonnée par la teneur «asiatique» de mes propos, elle me sourit et, tout en me présentant elle aussi ses excuses, elle tape sur l’épaule de son compagnon, et lui intime de partir.

Tout est bien qui finit bien, et j’entends autour de moi des «Ông Tây kia bi điên» (Cet Occidental, il était fou), qui m’accordent les deux oreilles du vaincu.

Finalement, sauver la face n’est pas une mince affaire !

Gérard Bonnafont/CVN

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