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Spectacle de marionnettes au Caire, en novembre 2019. |
Photo : AFP/VNA/CVN |
Dans un monde où les écrans numériques débitent du spectacle à volonté, une poignée de marionnettistes égyptiens déclenchent encore les rires des spectateurs, en particulier des enfants, en racontant les exploits ancestraux des Aragoz.
Derrière le petit théâtre de marionnettes recouvert de tissu, installé dans une maison ottomane du quartier historique de Gamaleya au Caire, l’Aragoz apparaît dans son habit rouge et fait résonner son timbre de voix strident caractéristique.
"Qu’est-ce que tu veux ?", demande-t-il à un personnage antipathique appelé "fetewa", terme utilisé jusque dans les années 1950 pour désigner un caïd de quartier. Le goujat veut se battre pour savoir qui est le plus fort : "Celui qui gagne aura le soutien du public", fanfaronne-t-il.
Le héros se rue sur lui et le roue de coup, avant de le chasser de la scène. "Dégage !", triomphe alors l’Aragoz sous une pluie d’applaudissements et d’acclamations.
Joutes verbales
Depuis une dizaine d’années, la troupe Wamda organise chaque semaine des représentations gratuites et des ateliers, pouvant rallier jusqu’à 200 personnes, à Beit al-Sehimi une demeure ottomane restaurée et transformée en centre culturel. Si les festivals ruraux ou les fêtes populaires musulmanes abritent encore parfois des spectacles amateurs de tradition Aragoz, seul Wamda pratique encore la discipline assidument et dans les règles de l’art.
"Je suis tombé amoureux des Aragoz en grandissant. Tout le monde les aime en fait", explique Sabry Metawly, un des derniers marionnettistes à pratiquer, avec Wamda, cet art égyptien reconnu en 2018 "patrimoine immatériel" par l’UNESCO. "Ça parle aux gens car ça les représente" car grâce aux Aragoz, ils peuvent défier et vaincre leur ennemis par procuration, dit-il.
Hauts en couleur, moqueurs, têtus et parfois vulgaires, les personnages sont souvent décrits comme reflétant la société égyptienne. Ils affrontent des anti-héros, des tyrans, des policiers ou des étrangers hostiles, dans de rocambolesques joutes verbales.
La troupe Wamda donne un spectacle de marionnettes Aragoz au Caire, le 15 novembre 2019. |
Photo : AFP/VNA/CVN |
"Les Aragoz critiquent avec humour les actions des puissants et résistent aux corrompus dans les pièces", dit Nabil Bahgat, fondateur de la troupe. "Mais ils ne visent pas de personnalités ou de dirigeants spécifiques de la politique actuelle", précise-t-il.
Malgré la répression actuelle de la liberté d’expression en Égypte, depuis l’arrivée au pouvoir du président Abdel Fattah al-Sissi en 2014, les Aragoz n’ont pas été touchés par la censure, car ils restent "dans les limites autorisées", selon M. Bahgat.
Comme son père avant lui, M. Metawly joue depuis plus d’un demi-siècle - en manipulant une marionnette dans chaque main - ces pièces populaires qui sont transmises oralement de génération en génération. Un tel mode de transmission fragilise cet art, selon M. Metawly, qui a toujours craint qu’il disparaisse par extinction et à mesure que le spectacle moderne et les écrans gagnent du terrain.
L’absence de tradition écrite explique par ailleurs les origines mystérieuses de l’art Aragoz. "Toutes les pièces sont anonymes", dit M. Bahgat qui a réussi à collecter 19 œuvres orales pour les mettre par écrit.
Certains disent que la tradition s’est développée pendant la dynastie Fatimide (Xe-XIIe siècles), d’autres pensent qu’elle a prospéré sous les Ottomans (XVIe-XXe siècles).
Menacé de disparition
Le terme Aragoz est lui-même sujet à débat, certains affirment qu’il s’inspire du théâtre d’ombres de l’époque ottomane connue sous le nom de "Karagoz", d’autres qu’il remonte au temps des pharaons.
Si l’art reste aujourd’hui menacé de disparition, avec le temps, les artistes ont réussi à maintenir ses caractéristiques uniques, dont la voix stridente des personnages obtenue en plaçant un petit appareil métallique dont la membrane vibre sous le palais. "Cela peut être un peu dangereux mais cela distingue les vrais artistes des amateurs", confie M. Metwaly.
Ces dernières années, "Aragoz" est devenu une insulte signifiant clown. Traité d’Aragoz par les Frères musulmans comme par les partisans de M. Sissi, l’humoriste Bassem Youssef, célèbre pour son émission satirique après la révolte populaire qui a chassé en 2011 Hosni Moubarak du pouvoir, s’est exilé aux États-Unis après l’arrêt de son émission en 2014.
Sous M. Sissi, les journaux pro-gouvernementaux se sont servis du vocable pour discréditer les Frères musulmans, adversaires de président, et organisation aujourd’hui interdite en Égypte.
"Cela montre juste le peu de respect que nous avons pour notre propre culture, déplore M. Bahgat. C’est triste de voir que certains se battent pour sa survie et d’autres l’utilisent comme une insulte".
En octobre 2019, le marionnettiste le plus célèbre d’Égypte, Mostafa Othman, dont le surnom était "Am Saber" (Oncle Saber), est mort à l’âge de 80 ans.
"Nous avons longtemps milité pour conserver ce patrimoine, dit M. Bahgat. Il est temps maintenant que les gens s’y mettent et défendent leur culture".
AFP/VNA/CVN