>>À presque 90 ans, Duong Tuong traduit le Kiêu en anglais
>>Le chef-d'oeuvre Truyên Kiêu sous le pinceau de Nguyên Tuân Son
Les différences entre les langues orientales et européennes rendent les poèmes intraduisibles. |
Photo : CTV/CVN |
Le XXe siècle semble apporter un démenti à cet aphorisme lancé en 1890 par Kipling : "O, East is East, and West is West, and never the twain shall meet".
Mais il existe entre autres un domaine où Kipling a peu ou prou raison, celui de la traduction de la poésie orientale vers les langues européennes. Prenons le cas de la poésie vietnamienne dont nous avons discuté dans un colloque sur la traduction organisé en décembre 1994 aux Éditions Thê Gioi de Hanoï par l’écrivain et traducteur français Quadruppani.
Une langue synthétique
La poésie vietnamienne manie une langue synthétique à tonalités très musicales, elle est faite de correspondances ténues, d’images et de sons ainsi que d’un certain effet incantatoire du parallélisme et du rythme. La traduction en une langue analytique constitue une trahison flagrante.
Les meilleures traductions dépouillent l’original de son charme envoûtant fait de musique, de sentiments et d’idées cristallisés à travers les siècles. Prenons comme exemple celles du Truyên Kiêu (Histoire de Kiêu) de Nguyên Du (1766-1820), roman de plus de 3.000 vers considéré comme le chef-d’œuvre le plus représentatif de la littérature vietnamienne. Il a été traduit en plusieurs langues et a même connu plusieurs versions dans une même langue.
Le roman en vers "Truyên Kiêu" de Nguyên Du est traduit en plusieurs langues européennes. |
Photo : CTV/CVN |
Cet ouvrage emploie le distique 6 pieds + 8 pieds. Chaque pied est une syllabe, c’est-à-dire un mot, puisque la langue vietnamienne est monosyllabique. Les mots sont rangés en deux registres : le registre bằng (égal) avec tous les mots sans accent ou avec un ton descendant, et le registre trắc (oblique) avec les mots marqués par d’autres tons. Il est difficile de trouver dans la poétique occidentale l’équivalent de cette forme prosodique essentiellement vietnamienne, prisée aussi bien par la chanson populaire que par les genres savants. Michael Counsell, qui a passé 24 ans à la traduire le Truyên Kiêu en anglais, a adopté la forme 6 + 8, mais la transposition risque d’être plutôt formelle. Ainsi le distique suivant :
Xót thay chút nghĩa cũ càng,
Dẫu lìa ngó ý còn vương tơ lòng.
est traduit
She wept by night and day, remembering her first true love
Still like the flower of a lotus torn off form its foot.
Le mot à mot du vietnamien donne :
Xót (regret amer) thay (que de) chút (un peu de) nghĩa (obligation morale, dette sentimentale) cũ càng (très vieux).
Dẫu (même) lìa (séparé de) ngó (tige du lotus) ý (idée) còn (encore) vương (emmêlé, retenu par) tơ lòng (fils de soie du cœur).
Mot à mot
La traduction française en trois vers libres de Nguyên Khac Viên suit assez fidèlement le texte original :
Quel amer regret, à penser à mon premier amour
La tige du lotus est brisée
Mais des liens ténus unissent toujours les cœurs
Huynh Sanh Thông traduit en anglais en deux vers libres :
Oh, how she pinted and mourned for her old lover
Cut from her mind, it clung on to her heart
Irene et Franz Faber nous offrent cette version allemande :
O Leid, das von der ersten Lieb träumt !
Bricht erst der Stiel der Rose auf
dem See,
bleibt nur die Seide, die
den Blütenkelch noch bindet
Si belles soient-elles, toutes ces traductions n’ont pas réussi à rendre la fluidité mélodique du distique 6 + 8 à rythme binaire, la beauté de l’image du lotus, ni l’originalité du concept nghĩa et la concision de l’écriture poétique vietnamienne (14 pieds = plus de 20-30 pieds dans les traductions). L’image du lotus est ici liée au concept nghĩa. Le nghĩa (devoir, obligation morale et sentimentale…) vietnamien, assez proche du giri japonais qui est beaucoup plus rigide et plus rationnel, est loin d’être un impératif catégorique de la conscience, c’est un mélange de raison et de cœur, une dette presque spirituelle provenant de contacts humains plus ou moins longs. Quand on brise une tige de lotus, il reste toujours des fils ténus qui unissent les deux bouts. Dans le distique en question, la raison est symbolisée par la tige et le cœur par les fils ténus du lotus.
Comme la poésie vietnamienne est toute de suggestion, pourrait-on essayer la méthode de mot à mot préconisée par Chateaubriand, très en avance sur son temps, et approuvée par Pouchkine : "Aujourd’hui, le premier des écrivains français traduit Milton mot à mot et déclare qu’une traduction juxtalinéaire eût été le comble de son art, si seulement elle avait été possible !".
Huu Ngoc/CVN
(Décembre 1994)