La consigne était " racontez une rencontre " et la seconde catégorie était ouverte aux professeurs.
Voici les textes récompensés de 4 lauréats de 2008.
Anne-Stéphanie ROBERT
1er prix 2008, catégorie Jeunes français
C'est le grand jour : sur le tableau noir, la maîtresse a soigneusement écrit les lettres de l'alphabet. C'est la première rencontre de l'enfant avec ces 26 caractères qui ouvrent l'accès au pays des mots. Vingt-six seulement et pourtant ils suffisent à construire ces longs discours, ces palabres même dont les adultes sont si friands.
Face au tableau, l'enfant se demande comment il va bien pouvoir arriver à apprivoiser ces signes : quelle boussole le guidera dans cette jungle de traits, de bâtons, de boucles et de ronds ? Le "t" avec sa barre verticale que croise une barre horizontale, pointée comme une menace ; ou encore, toi, le "f" avec ta boucle qui monte, ton autre qui s'enfonce dans les lignes, tel un rhizome d'où bourgeonne cette petite boucle finale!
Mais très vite, le visage de l'enfant se décrispe tant la maîtresse sait faire preuve de tact pour mener ses élèves d'une lettre à une autre.
Ainsi, les trois ponts du "m ne deviennent rapidement qu'une passerelle vers les deux ponts du "n" qui aboutissent au rond du "o", tandis que l'écriture du "w" devient un jeu d'enfant une fois le pouvoir conquis sur la lettre qui précède.
Ca y est! L'enfant comprend maintenant, que, ce matin, en s'attablant, comme chaque jour, à son pupitre d'écolier et en faisant la connaissance de ces petites lettres, il s'est engagé sur le chemin qui le conduira jusqu'à l'ivresse jubilatoire de la maîtrise des mots et de la lecture.
Jeanne Fouet-Fauvernier
1er prix 2008, catégorie Professeurs français
RENCONTRE AVEC DRISS CHRAÏBI
Heureux lecteurs, vous allez ici redécouvrir un mort, et lui éviter, pour quelques minutes, l'appel définitif de l'oubli, qui déploie ses rhizomes transparents depuis la nuit des temps… Il savait bien, lui aussi, qu'on meurt toujours deux fois : la première, celle qui déforme le visage d'angoisse, celle que quelques-uns s'obstinent à tenter d'apprivoiser, pour faire comme une amie possible, tel Sénèque, que mon cher défunt ne lisait pas ; la deuxième, tissée de fatigue du souvenir, de lassitude, d'usure sournoise des jours qui passent, et hop, on laisse passer le premier avril, on ne se souvient plus, cher vieil écrivain au verbe jubilatoire, que tu fus un jour des nôtres, du monde des vivants, celui qui peut jouir de la saveur des olives meslalla et des tagines à l'ail rose dont tu semais les recettes dans tes romans ! Toi qui aimas la palabre, mais aussi l'usage strict de cette langue française servie comme un plat, devant lequel ta gourmandise s'est attablée ; toi qui sus joindre la parole crue sur la réalité du monde au rêve d'un univers empli de fleurs aux noms rares et de tact, associer l'évocation du courage et de l'amour à la sévérité du témoignage sur les horreurs dictatoriales de ton pays de douleur ; toi qui tentas de servir de boussole et de passerelle lorsque ton compatriote Abdellatif Laabi fut incarcéré, toi qui méprisas les honneurs et les compromissions et sus même reconnaître les quelques fois où tu eus peur : maintenant que tu as l'éternité pour écouter tes os, reçois ici l'expression de ma plus vivace fidélité.
Cavit YURT
2e prix 2008, catégorie Jeunes étrangers
Tenter d'apprivoiser le hasard est vain. Cet aveugle frappe dans l'obscurité, exécute dans la précipitation et s'enfuit dans la discrétion. Il tient à la fois du rhizome - plongeant ses racines invisibles sous la surface des choses - et du pétale - magnifiant d'un éclat éphémère ce qu'il couronne. Insaisissable, il se dérobe aux pourquoi, envoûte les comment et entremêle les fils rouges.
Malgré ses désordres et sa cécité, il arrive pourtant que le hasard fasse bien les choses. Comme ce soir-là, où nos routes se sont croisées. Quand j'y repense, je me dis qu'un rien aurait pu empêcher notre rencontre. Sans cette pluie dont Bruxelles a le secret, sans le retard du bus quarante-quatre, sans ton regard aux mille possibilités qui croisa mon regard aux mille et une possibilités, je serais toujours, à l'heure où j'écris ces lignes, perdu. Sans boussole ni carte. J'errerais encore dans les rues de la vieille ville, cherchant en vain une taverne où m'attabler, un visage familier à saluer, une oreille amie à qui me confier.
Heureusement, il est de ces rencontres parfaites, sans palabres ni fausses notes, toutes d'intuition et de tact. De ces rencontres jubilatoires qui unissent pour une heure, un jour ou une éternité, des vies sans lien apparent, des âmes qui n'étaient ni sœurs ni voisines, des êtres qui ne se connaissaient ni d'Eve ni d'Adam. Il est malaisé de mettre des mots sur le carrefour de nos existences, mais j'en pressens à tout le moins l'essence : notre rencontre, c'est une passerelle que le hasard a jeté entre toi et moi. Tout simplement. Deux regards prêts à tout, une pluie sur Bruxelles et un retard du quarante-quatre auront suffi. Au fond, le hasard fait bien les choses.
Amel ANNABI
2e prix 2008, catégorie Professeurs étrangers
MON RÊVE FAMILIER
J'écris. Ni pour plagier Verlaine, ni pour imiter Martin Luther King, j'écris pour te faire part d'un rêve que je fais et qui m'est familier. Je rêve d'une rencontre qui soit pour nous l'occasion d'apprivoiser nos différences. Je rêve de planter un rhizome dont les racines sortiraient de terre et formeraient une passerelle au-dessus des mers, au-delà des frontières et que j'emprunterais pour arriver jusqu'à toi ou si tu préfères que tu prendrais pour venir chez moi.
Je rêve de changer les aiguilles des boussoles pour qu'elles n'indiquent plus comme elles l'ont toujours fait le nord magnétique mais exclusivement le lieu où nous devons nous rencontrer.
Je rêve de te retrouver sous un arbre à palabre, et peu importe où il sera planté du moment qu'il peut nous abriter et écouter nos discussions qui risquent de se prolonger.
Je rêve de m'attabler sous cet arbre avec toi et avec tous ceux qui voudront se joindre à nous autour d'un repas dont le plat principal serait cet amour d'une langue que nous avons en partage, et dont la principale boisson serait une potion jubilatoire qui nous ferait oublier tous nos à priori et nos préjugés et qui laisserait exulter toutes nos fantaisies et nos particularités.
Je rêve de voir tous ces visages s'illuminer à la seule évocation de nos noms, aussi différents soient-ils, à la seule idée de communier, à l'unique raison que nous avons de nous aimer.
Je rêve que pour me réveiller on use de beaucoup de tact, parce que je rêve de ne plus jamais être brusquée. Je rêve aussi qu'à mon réveil tu sois à mes côtés.
CTV/CVN